a grande ombre
Préface
Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et américaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces abondantes moissons de détails biographiques dont le lecteur contemporain est si friand.
Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est né le 22 mai 1859 à Édimbourg, qu'il fut l'élève de son université, qu'il y étudia la médecine et l'exerça huit ans à Southsea (1882-1889), qu'il voyagea ensuite dans les régions arctiques et sur les côtes Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de renseignements aussi succincts.
Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lignée d'artistes qui ont laissé une trace glorieuse dans la carrière.
Son grand-père, John Doyle, élève du paysagiste Gabrielli et du miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste célèbre. Sous la signature H.B., son crayon s'attaqua à tout ce qu'il y avait d'illustre dans les générations de son temps (1798-1808). Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent fois reconnu ses mérites et salué ce qu'ils appelaient presque son génie.
_Richard, ou mieux Dick Doyle, élève de son père, marchant sur ses brisées, débuta comme caricaturiste à 17 ans et, de 1843 à 1850, il fit la joie des abonnés du Punch, mais alors des scrupules religieux lui interdirent de collaborer à une feuille satirique, qui bafouait ce qui était à ses yeux sacré comme le plus cher des legs des aïeux, la foi catholique profondément ancrée en son âme d'Irlandais. Il s'éloigna du Punch, mais ce ne fut point pour porter à une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. Il le consacra désormais à l'illustration des chefs-d'oeuvre de Thackeray et de Ruskin. C'est à lui qu'on dut ces dessins tour à tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la famille Newcomes, ou la légende du Roi de la Rivière d'or._
Charles Doyle, le cinquième fils de John et le père d'Arthur, n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut surtout apprécié comme architecte, de même qu'un autre de ses frères se confinait dans la direction de la National Gallery d'Irlande et qu'un troisième renonçait à ses pinceaux pour dresser les plus exactes généalogies du baronnage d'Angleterre.
_Ainsi apparenté, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, débuter en littérature que lorsqu'il fut certain de tenir un succès et dès son Étude en rouge, première série de son immortel Sherlock Holmes, il fût, en effet, célèbre. Dès lors il n'eut plus qu'à persévérer, tuant et ressuscitant ses héros selon les caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables légions de lecteurs._
C'est à un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan Doyle a écrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent inspirés par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacrés à la peinture de l'époque napoléonienne, ne sont pas les moins bien venus de la série.
_Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait tracé la voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. À ce point de vue il y a une grande distance entre Tom Bourke et Les exploits du colonel Gérard, mais le désir de rendre justice à son grand adversaire et de juger un soldat en soldat est le même chez les deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-être d'Erckmann-Chatrian, dont les récits ont nourri notre enfance et sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallèle pourrait être établi et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser sur lEurope._
Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits saluant involontairement les balles, les vieux soldats les raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin du combat, les revues passées par l'état-major empanaché, les cavaliers chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circulant au galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis après plusieurs heures de combat, la chevauchée des cuirassiers chargeant et la montée des bataillons de la Vieille-Garde se ruant sur les carrés anglais avec une rage désespérée.
ALBERT SAVINE.
I – LA NUIT DES SIGNAUX
Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrivé à peine au milieu du dix-neuvième siècle, et à lâge de cinquante-cinq ans.
Ma femme ne me découvre guère qu'une fois par semaine derrière l'oreille un petit poil gris qu'elle tient à m'arracher.
Et pourtant quel étrange effet cela me fait que ma vie se soit écoulée en une époque où les façons de penser et d'agir des hommes différaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des habitants d'une autre planète.
Ainsi, lorsque je me promène par la campagne, si je regarde par là-bas, du côté de Berwick, je puis apercevoir les petites traînées de fumée blanche, qui me parlent de cette singulière et nouvelle bête aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le corps recèle un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le long de la frontière.
Quand le temps est clair, j'aperçois sans peine le reflet des cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir.
Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la même bête, ou parfois même une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed.
Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux père muet de colère autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le Créateur, si profondément enracinée dans l'âme, qu'il ne voulait pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute innovation lui paraissait toucher de bien près au blasphème.
C'était Dieu qui avait créé le cheval.
C'était un mortel de là-bas, vers Birmingham, qui avait fait la machine.
Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il à se servir de la selle et des éperons.
Mais il aurait éprouvé une bien autre surprise en voyant le calme et l'esprit de bienveillance qui règnent actuellement dans le coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire dans les réunions qu'il ne faut plus de guerre, excepté bien entendu, avec les nègres et leurs pareils.
Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans interruption – une trêve de deux courtes années – depuis bientôt un quart de siècle?
Réfléchissez à cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si tranquille, si paisible.
Des enfants, nés pendant la guerre, étaient devenus des hommes barbus, avaient eu à leur tour des enfants, que la guerre durait encore.
Ceux qui avaient servi et combattu à la fleur de l'âge et dans leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur dos se voûter, que les flottes et les armées étaient encore aux prises.
Rien d'étonnant, dès lors, qu'on en fût venu à considérer la guerre comme l'état normal, et qu'on éprouvât une sensation singulière à se trouver en état de paix.
Pendant cette longue période, nous nous battîmes avec les Danois, nous nous battîmes avec les Hollandais, nous nous battîmes avec l'Espagne, nous nous battîmes avec les Turcs, nous nous battîmes avec les Américains, nous nous battîmes avec les gens de Montevideo.
On eût dit que dans cette mêlée universelle, aucune race n'était trop proche parente, aucune trop distante pour éviter d'être entraînée dans la querelle.
Mais ce fut surtout avec les Français que nous nous battîmes; et de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les gouvernait.
C'était très crâne de le représenter en caricature, de le chansonner, de faire comme si c'était un charlatan, mais je puis vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une ombre noire au-dessus de l'Europe entière, et qu'il fut un temps où la clarté d'une flamme apparaissant de nuit sur la côte faisait tomber à genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les mains de tous les hommes.
Il avait toujours gagné la partie: voilà ce qu'il y avait de terrible.
On eût dit