do le rimeur
Comme cette bluette a paru longtemps avant le roman et le drame de Chatterton, personne ne pensera que j'aie eu la prétention d'imiter ce modèle, bien qu'une scène d'Aldo le rimeur présente quelques rapports de situation avec le beau et déchirant monologue que M. de Vigny a mis dans la bouche de son poëte. Je ne me défendrais pas d'avoir été inspiré par ce sujet, d'abord si le fait était vrai, ensuite si ma pensée eût été la même. Mais elle était autre, et je ne songeais à peindre la misère du poëte que comme un accident, un des malheurs passagers de sa fantasque et douloureuse existence. Je voulais peindre le poëte en général; une âme de poëte quelconque, mobile, généreuse, ardente, susceptible, inquiète, fière et jalouse. Le second acte de ce petit poème dialogué montre le même homme non transformé qu'on a vu lutter contre la faim et l'abandon au premier acte. De même qu'un nouvel amour a été le dénoûment de cette première phase, l'amour de la science, ou plutôt une soudaine et vague révélation de la science, arrache une seconde fois l'âme curieuse et ondoyante du poëte au dégoût de la vie, à la lassitude du coeur, au suicide. Je comptais, lorsque je fis paraître ce fragment dans une Revue, compléter la série d'expériences et de déceptions par lesquelles, après avoir plusieurs fois rempli et vidé la coupe des illusions, Aldo devait arriver à briser sa vie ou à se réconcilier avec elle. De nouvelles préoccupations d'esprit m'emportèrent ailleurs, et j'oubliai Aldo, comme Aldo oubliait la reine Agandecca. Je n'ai jamais pensé que l'interruption de cette esquisse fût offensante ou préjudiciable pour aucun lecteur; mais, avant de la remettre sous les yeux du public, je devais l'avertir que ce n'est là qu'un fragment. Le finira qui voudra dans sa pensée, et beaucoup mieux sans doute que je ne l'ai commencé.
ALDO LE RIMEUR
Il n'y a personne qui ne fasse son petit Faust, son petit Don Juan, son petit Manfred ou son petit Hamlet, le soir auprès de son feu, les pieds dans de très-bonnes pantoufles. (Esprit des journaux.)
ALDO LE RIMEUR
MEG, sa mère.
JANE, jeune montagnarde.
LA REINE AGANDECCA.
TICKLE, nain de la reine.
MAITRE ACROCÉRONIUS, astrologue de la reine.
La scène est à Ithona.
ACTE PREMIER
Dans le galetas du rimeur; un escalier au fond rendait à une soupente; au milieu, une mauvaise table, un escabeau, quelques livres. Il fait nuit.
(Aldo est assis le tête dans ses mains, les coudes sur la table. Un frappe à la porte.)
Qui frappe?
Votre très-humble serviteur.
Lequel?
Votre ami.
Que le diable vous emporte! vous êtes un escroc.
Non, je suis votre ami et votre serviteur.
Il est évident que vous venez me dépouiller; mais je ne crains rien de ce côté-là. Entrez.
Souffrez que je vous embrasse.
Permettez-moi de vous mettre sur la table.
Et comment vous portez-vous, mon excellent seigneur, depuis que nous ne nous sommes vus?
Mais… tantôt bien, tantôt mal. Il s'est passé beaucoup de choses depuis que je n'ai eu l'honneur de vous voir.
En vérité, mon cher monsieur?
Sur mon honneur! ce serait trop long à vous raconter. Il y a vingt ans environ, car notre connaissance date de l'autre monde.
Vraiment?
Sans doute, puisque je n'ai encore jamais eu l'honneur de vous rencontrer dans celui-ci.
Comment! vous ne me connaissez pas? Vous ne m'avez jamais vu?
Non, sur mon honneur, mon cher ami.
Eh! mais, d'où sortez-vous? où vivez-vous?
Je vis dans une taupinière; mais vous, il est certain que, si j'en juge par votre taille, vous sortez d'un trou de souris.
Et c'est pour cela que vous devriez connaître, ne fût-ce que de vue, le célèbre nain John Bucentor Tickle, bouffon de la reine.
Je suis parfaitement heureux de faire votre connaissance; vous passez pour un homme d'esprit.
Je n'en manque pas, et vous pouvez déjà vous en apercevoir à ma conversation.
Comment donc! j'en suis ébloui, stupéfait et renversé!
Je vois que vous êtes un homme de goût pour un poëte.
Et vous un homme hardi pour un nain.
Monsieur, je me conduis comme un nain avec les rustres: ceux-là ne causent qu'avec les poings; et moi, ce n'est pas ma profession. Je porte des manchettes de dentelle, c'est mon goût.
C'est un goût fort innocent.
Et qui a le suffrage des dames, généralement. Avec les dames, Monsieur, comme avec les gens d'esprit, j'ai six pieds de haut, parce que sur ce terrain-là on se bat à armes égales.
Et les armes sont courtoises. Vous pouvez compter, je ne dis pas sur mon esprit, mais sur ma courtoisie. Puis-je savoir ce qui me procure l'honneur de votre visite?
Me permettez-vous d'être assis?
De tout mon coeur si vous ne me demandez pas de siège; car cet escabeau est le seul que je possède, et mon habitude n'est pas d'écouter debout ce que l'on vient me prier d'entendre.
Je resterai de grand coeur sur cette table; il ne m'en faut pas davantage pour être absolument à votre hauteur.
J'en suis intimement persuadé. (Il s'assied; le nain se met à califourchon sur la table, vis-à-vis de lui.)
Mon cher monsieur, vous êtes poëte?
Pas le moins du monde, Monsieur.
Ah! vraiment! Je vous demande pardon; je vous prenais pour un certain Aldo… le rimeur, comme on dit dans la ville, et le barde, comme on dit à la cour. Vous avez peut-être entendu parler de lui? C'est un jeune homme qui n'est pas sans talent.
Je vous demande pardon, Monsieur; c'est un homme qui n'a pas plus de talent que vous et moi.
Réellement? Eh bien, j'en suis fâché pour lui. Je venais lui offrir mes petits services.
Il vous offre les siens également; vous savez en quoi ils peuvent consister, puisque vous connaissez sa profession. Veuillez lui faire connaître la vôtre.
Mais moi, vous voyez la mienne… je suis nain.
Et bouffon! Mais je ne vois pas jusqu'ici quels services Votre Seigneurie peut daigner offrir à un misérable poëte.
Monsieur, tout petit que je suis, j'ai de très-larges poches à mon pourpoint; c'est une fantaisie que j'ai, et, par suite d'une fantaisie analogue, les poches dont j'ai l'honneur de vous parler sont toujours pleines d'or.
C'est une fantaisie comme une autre, et qui n'a rien de neuf.
La