Pierre Loius Ginguené

Histoire littéraire d'Italie (3


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      Histoire littéraire d'Italie (3/9)

      PREMIÈRE PARTIE

      CHAPITRE XV

BOCCACE

      Notice sur sa Vie; Coup-d'œil général sur ses différents ouvrages, autres que le Décameron; en latin, Traités mythologiques, historiques, etc.; seize Églogues; en italien, Poëmes; Romans en prose; la Vie du Dante; Commentaire sur la Divina Commedia.

      L'effort que la nature fit en Italie au quatorzième siècle, en y produisant presque à la fois trois grands hommes, fut d'autant plus heureux qu'ils reçurent d'elle tous trois un génie différent. Ils prirent, pour monter sur le Parnasse, trois routes si diverses, qu'ils arrivèrent au sommet sans se rencontrer ni se nuire; et l'on jouit aujourd'hui de leurs productions, sans que celles de l'un puissent ni donner l'idée de celles de l'autre, ni y être préférées ou même comparées, ni, par conséquent en tenir lieu. Celui qui vint le dernier des trois parut s'élever moins haut que les deux autres; mais c'est le genre où il excella qui n'a pas la même élévation. La manière dont il le traita n'est pas moins parfaite; et il est, comme eux, au premier rang, puisque, comme eux, il n'a pu encore être surpassé.

      Jean Boccace naquit en 1313 1, d'une famille estimée dans le commerce, originaire de Certaldo, château situé à vingt milles de Florence, au bord de la rivière d'Elsa, dans une vallée qui, du nom de cette rivière, a pris le nom de Val d'Elsa. Son père, nommé Boccaccio di Chellino, c'est-à-dire Boccace, fils de Michel, ou peut-être même un de ses aïeux, quitta Certaldo pour aller s'établir à Florence, où il acquit les droits de citoyen. Quoique Boccace joignît toute sa vie à son nom les mots da Certaldo, il n'était point né dans ce château; il voulut seulement désigner le lieu qui avait été le berceau de sa famille. Boccaccio di Chellino, appelé à Paris par les affaires de son commerce, y avait eu, dans sa jeunesse, une liaison d'amour, dont Jean Boccace fut le fruit. Né à Paris, il fut conduit encore enfant à Florence, par son père, et y reçut la première éducation, sous un grammairien habile, nommé Giovanni da Strada. Il annonça bientôt les dispositions les plus brillantes; il en montra surtout de très-précoces pour la poésie. Dès l'âge de sept ans, sans savoir un mot des règles de la versification, il composait des fables, ou des espèces de récits en vers, qui lui firent donner le surnom de poëte, parmi les enfants de son âge.

      Mais son père, qui n'était pas riche, ne voulant pas faire de lui un littérateur ni un poëte, mais un bon marchand, comme il l'était lui-même, interrompit ses études lorsqu'il n'avait que dix ans, et le plaça chez un autre marchand, pour y apprendre l'arithmétique et la tenue des livres. Quelques mois après, ce marchand vint s'établir à Paris pour son commerce, et amena avec lui le jeune Boccace, qui continua de marquer si peu de goût pour cet état, et donna si peu de satisfaction à son maître, que celui-ci prit le parti de le renvoyer à Florence, après six ans d'essais, de contrainte, et de remontrances inutiles. Boccace, de retour chez son père, y passa quelques années toujours dans les mêmes contrariétés, toujours entraîné, parmi ses occupations mercantiles, vers la littérature et les arts d'imagination. Son père essaya de le faire voyager dans plusieurs villes d'Italie, pour s'instruire plus en grand et avec plus d'agrément de son état. A l'âge de vingt ans, ses voyages le conduisirent à Naples 2. En parcourant les curiosités des environs, il visita le tombeau de Virgile. A la vue de ce monument, le génie poétique, qui sommeillait en lui, se réveilla et se déclara si fortement, qu'il lui fit oublier le commerce et les projets de son père. Toutes ses études devinrent poétiques. Virgile, Horace, Ovide, furent ses maîtres; il y joignit le Dante; il lut et expliqua plusieurs fois la Divina Commedia, et l'une de ses premières compositions poétiques fut peut-être celle des Arguments de ce poëme 3. Enfin, il le possédait si bien, qu'il en avait sans cesse à la bouche les plus beaux traits, et qu'il lui arrivait souvent de se servir des expressions du Dante pour rendre ses propres pensées.

      Le père de Boccace, qui était un bonhomme, le voyant si invinciblement passionné pour les lettres, lui permit enfin de s'y livrer: il exigea seulement qu'il étudiât aussi le droit canon. Boccace essaya de lui obéir; mais il fit comme Pétrarque et comme tant d'autres hommes célèbres, il ne put prendre aucun goût pour tout ce fatras des Décrétales, et revint avec une nouvelle ardeur à la poésie et aux lettres. Il approfondit plus qu'il ne l'avait fait jusqu'alors l'étude de la bonne latinité; il apprit les éléments de la langue grecque, soit en Calabre, où elle était assez commune, soit à Naples, où il s'était intimement lié avec Paul de Pérouse, grammairien très-versé dans cette langue, et bibliothécaire du roi Robert. Il s'éleva même à de plus hautes études, et cultiva les mathématiques, l'astronomie ou plutôt l'astrologie, où il eut pour maître un Génois alors célèbre, nommé Andalone del Nero, qui avait beaucoup voyagé. Il étudia aussi la philosophie sacrée ou la théologie, mais il ne paraît pas qu'il y eût fait de grands progrès.

      Boccace était fixé à Naples depuis huit ans, lorsqu'il y jouit d'un spectacle fait pour enflammer de plus en plus son génie poétique. Il fut témoin de l'accueil honorable que Pétrarque reçut à la cour du roi Robert, et de l'examen solennel que ce roi fit subir au poëte 4. Il entendit sortir de cette bouche éloquente l'éloge de la poésie et l'exposition des plus secrètes beautés de l'art. Cette pompe extraordinaire, et le bruit qui retentît à Naples des fêtes données à Rome pour le couronnement de Pétrarque, le remplirent d'une émulation généreuse, où il entrait si peu d'envie, qu'il sentit dès ce moment naître en lui, pour ce grand poëte, la vénération d'un disciple et la tendre affection d'un ami.

      Cette époque est marquée dans sa vie par la naissance d'un attachement d'une autre espèce. Il n'était pas tellement livré à l'étude, qu'il ne donnât une partie de son temps aux plaisirs de son âge. Doué d'une belle figure, d'un esprit vif et d'une santé brillante, au milieu d'une ville où la corruption des mœurs était extrême, il avait mis peu de réserve et peut-être de choix dans ses amours. Mais cette année-là même, dans une église, et la veille de Pâques, il vit, pour la première fois, la jeune princesse Marie, fille naturelle du roi Robert, mariée depuis sept ou huit ans avec un gentilhomme napolitain, et qui joignait à une beauté parfaite les talents et les qualités les plus aimables 5. Devenu amoureux d'elle, comme Pétrarque le devint de Laure, il le fut d'une autre manière, et obtint d'elle d'autres succès. C'est elle qu'il a si souvent désignée sous le nom de Fiammetta, et c'est pour elle qu'il composa le roman qui porte ce nom, et celui qui est intitulé Filocopo. Il ne lui dédia pas seulement son poëme de la Théséide, comme le dit le comte Mazzuchelli 6, il le composa aussi pour elle: il lui dit même dans sa dédicace, que si elle le lit avec attention, elle reconnaîtra, dans les aventures de deux amants, celles qui leur sont arrivées à eux-mêmes. Dans plusieurs endroits de ces trois ouvrages, il parle de leurs amours; il en parle d'une manière différente, et même un peu contradictoire. Le fond était réel et très-réel; mais il y ajouta, dans ses récits, du poétique et du romanesque. A dire vrai, on s'y intéresse peu. Ce fut une liaison d'amour-propre et de plaisir, mais non pas une de ces passions qui disposent de la vie, et qui y répandent leur intérêt comme leur influence. Dante et Pétrarque n'aimèrent point des filles de rois; mais, dans l'histoire de leur vie, comme dans leurs ouvrages, tout est plein de Béatrix et de Laure. Ce sont elles qui paraissent des reines, et Marie, déguisée sous le nom de Fiammetta, n'a l'air que d'une femme galante, comme tant d'autres.

      Ses plaisirs furent interrompus. Le père de Boccace, devenu vieux, et ayant perdu tous ses autres enfants, le rappela auprès de lui 7. Florence était alors dans de fâcheuses circonstances: c'était le temps de la tyrannie du duc d'Athènes 8, envoyé par le roi de Naples aux Florentins, sous prétexte de protéger leur liberté. L'abus qu'il fit de sa puissance la détruisit; il fut chassé; la lutte entre la noblesse et le peuple recommença; le gouvernement populaire prévalut, et les choses n'en allèrent pas mieux. Il ne paraît pas que Boccace prît aucune part à tous ces mouvements. Le souvenir de Fiammetta, et la composition de quelques ouvrages où il a consacré ce souvenir,