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Le capitaine Coutanceau
LES VOLONTAIRES DE 92
C’était l’autre soir.
La journée finie, nous étions tous réunis, amis et voisins, chez les Coutanceau, et nous devisions – les fenêtres ouvertes, à cause de la grande chaleur.
De braves gens, ces Coutanceau, depuis l’aïeul, le capitaine, un homme de fer qui passera la centaine, jusqu’au dernier des mioches.
Des gens d’une probité antique, bien connus dans notre quartier, qu’ils habitent de père en fils depuis plus d’un siècle, si aimés et si respectés que c’est un honneur dont on est fier que d’être admis chez eux.
Mais l’autre soir, nous n’étions point gais comme de coutume.
Des nouvelles circulaient, depuis une semaine, qui faisaient les fronts soucieux.
D’aucuns affirmaient que le roi de Prusse, pendant qu’il passait à cheval devant le front de ses troupes, avait osé publiquement, en plein soleil, à la face de tous, écarter d’un geste dédaigneux notre ambassadeur, le représentant de la France, qui s’avançait vers lui.
– C’est à n’y pas croire, disait M. Dolin, le marchand de bois, c’est à se demander si l’orgueil n’a pas troublé la raison de ces gens-là.
Il commençait à s’animer, lorsqu’à ce moment de grandes clameurs qui montaient de la rue lui coupèrent la parole.
Nous nous précipitâmes aux fenêtres.
Une bande de jeunes gens passait, portant un drapeau et criant:
– A Berlin!.. A Berlin!.. A Berlin!..
Prompt comme l’éclair, un des fils Coutanceau s’élança dehors, et, lorsqu’il reparut l’instant d’après, il tenait un journal du soir.
Il était un peu pâle, et ses narines frissonnantes, comme il arrive quand on est secoué par quelque puissante commotion, mais ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire.
– Ils l’ont voulu! s’écria-t-il, la guerre est déclarée… tenez, lisez…
Il disait vrai.
Un grand silence se fit, solennel, comme si chacun de nous eût eu la soudaine vision de ce que représente de grandeurs et de sacrifices, d’héroïsmes et de souffrances ce mot terrible la guerre.
Mais ce fut l’affaire d’un instant.
Le vieux capitaine Coutanceau, qu’on eût cru assoupi dans son fauteuil, s’était dressé en pied.
Il s’avança jusqu’au milieu de nous, et d’une voix vibrante, de cette voix dont il électrisait l’âme de ses soldats:
– Ah! ils le veulent!.. s’écria-t-il. Ah! ils nous provoquent et nous défient!.. Eh bien! tant mieux!.. A Berlin!
Mais il faudrait connaître le capitaine Coutanceau, pour se faire une juste idée des émotions qu’il remua en nous.
Celui-là est un des derniers, un des rares survivants de ces héroïques bataillons qui firent de leur poitrine un rempart à la France menacée.
Successivement il a vu tomber autour de lui tous ceux de sa génération, et il est resté debout, pareil à ces vieux chênes épargnés par la cognée qu’on aperçoit de loin en loin s’élevant au-dessus des taillis.
Il doit avoir quatre-vingt-seize ou dix-sept ans, mais c’est à peine si on lui en donnerait soixante-dix, lorsqu’il sort pour sa promenade quotidienne, le pied solide encore, la taille droite dans sa longue redingote de gros drap.
Le voir c’est être frappé de respect, tant éclate sur sa physionomie sereine toutes les vertus dont il a honoré sa vie, tant reflète sur son front et la fierté de son âme et la noblesse de son intelligence. Qui n’a pas la conscience nette, doit se troubler sous le regard perspicace de ce vieillard qui jamais, j’en jurerais, n’a eu seulement une pensée dont il eût à rougir.
Et indulgent avec cela, et bon, et faible! Ah! ses petits enfants ont terriblement abusé de lui quelquefois!
Tel est l’homme qui se dressait au milieu de nous, imposant et sublime comme si toutes les gloires de la patrie se fussent incarnées en lui.
– Oui, tant mieux! poursuivait-il. A cette heure, je bénis le ciel de m’avoir accordé une existence si longue… Je verrai donc notre revanche avant de mourir… la revanche de 1815… Ah! si seulement j’avais trente ans de moins!.. Mais vous êtes là, mes petits-fils, vous êtes là, Louis et Henri…
D’un même mouvement enthousiaste, les deux jeunes gens serrèrent la main de leur aïeul.
– Nous comptions te demander la permission de nous engager demain, grand’père, dirent-ils…
Un sourire éclaira le visage du vieillard: il se reconnaissait.
– Bien, cela, fit-il, très-bien!.. Pardieu! il eût fait beau voir qu’on se fût battu sur le Rhin et qu’il ne se fût pas trouvé un Coutanceau à la bataille…
Mais il s’interrompit. Il venait de surprendre une larme dans les yeux de sa fille.
– Pourquoi pleurer Marie-Louise, fit-il d’un ton de reproche… C’est ici une guerre juste, une guerre nationale, le devoir des enfants est de partir…
Et plus doucement:
– Réfléchis donc, chère fille, que plus il partira de volontaires, plus la victoire sera sûre, moins le danger sera grand… La raison et le devoir sont d’accord… Ah! s’ils se levaient en masse, tous ceux qui sont en état de porter les armes et de courir à l’ennemi, la guerre serait finie demain… la Prusse, épouvantée, se rendrait sans combat…
Il ne put s’empêcher de rire à cette idée, et gaiement:
– D’ailleurs, ajouta-t-il, Berlin n’est pas au bout du monde… On y va très-bien, et même on en revient…
Nous savions tous que le capitaine Coutanceau avait fait les guerres de la Révolution et de l’Empire, et même nous nous étions souvent étonnés qu’un homme de sa valeur fût resté dans les grades inférieurs, alors que tant de ses anciens camarades étaient morts généraux et même maréchaux de France.
Cela tenait, disait-on, à un drame terrible auquel le capitaine s’était trouvé mêlé, et qui avait brisé sa carrière – mais personne jamais n’avait osé le questionner à ce sujet.
Ce soir-là on fut plus hardi.
– Ah! capitaine, insinua son ami le docteur, si vous vouliez…
Il comprit et, clignant de l’œil:
– Je vois bien, fit-il, où vous voulez en venir… Eh bien! je ne dis pas non… Mais plus tard. Ce soir, je me dois à ces deux enfants qui, peut-être, avant un mois seront, en face des Prussiens… Je veux leur dire quels sont ces ennemis à qui ils vont avoir affaire…
On avança son fauteuil, il s’assit et commença:
– Pour vous donner, même par à peu près une idée de Paris dans les premiers jours du mois de juin 1792, il faudrait, mes amis, une éloquence que je n’ai pas.
Non, jamais je ne saurais vous rendre la terrible fermentation des esprits, l’exaltation des espérances, cette fièvre qui s’était emparée de nous tous et qui nous transportait hors de nous-mêmes.
Alors, on vivait sur la place publique, aux sections, aux clubs, aux sociétés organisées pour instruire le peuple de ses droits.
Le soir venu, des orateurs s’improvisaient à toutes les bornes des carrefours, ou des lecteurs de bonne volonté qui lisaient les papiers publics à la lueur d’une petite chandelle entourée de papier huilé.
Il y avait foule dans les endroits publics, au café de la Régence, rendez-vous des officiers de la garde nationale; au café de Choiseul, dont le propriétaire, Achille Chrétien, un patriote fougueux, mettait à la porte ceux qui n’étaient pas de son avis; au café Manouri, chez Procope et au Pavillon de Foi.
Le pain était bon marché, mais tout travail ayant cessé et tout commerce, beaucoup souffraient…
Mon père, Jean Coutanceau, qui était maître boulanger,