Stendhal

Vie de Henri Brulard, tome 2


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      Vie de Henri Brulard, Tome 2 (of 2)

       CHAPITRE XXX 1

      Je vois aujourd'hui qu'une qualité commune à tous mes amis était le naturel ou l'absence de l'hypocrisie. Mme Vignon et ma tante Séraphie m'avaient donné, pour cette première des conditions de succès dans la société actuelle, une horreur qui m'a bien nui et qui va jusqu'au dégoût physique. La société prolongée avec un hypocrite me donne un commencement de mal de cœur (comme, il y a un mois, l'italien du chevalier Naytall oblige la comtesse Sandre à desserrer sou corset).

      Ce n'était pas par le naturel que brillait le pauvre Grand-Dufay, garçon d'infiniment d'esprit; aussi ne fut-il jamais que mon ami littéraire, c'est-à-dire rempli de jalousie chez lui, et chez moi de défiance, et tous deux nous estimant beaucoup.

      Il remporta le premier prix de grammaire générale la même année, ce me semble, que je remportais le premier prix de belles-lettres. Mais quelle lut cette année? Fut-ce 1796 ou 17952? J'aurais grand besoin des archives de la Préfecture; nos noms étaient imprimés en pancarte in-folio et affichés. La sage loi de M. de Tracy environnait les examens de beaucoup de pompe. Ne s'agissait-il pas de l'espoir de la patrie? C'était un enseignement pour le membre de l'administration départementale, produit moral du despotisme de Mme Du Barry, autant que pour l'élève.

      Qu'y avait-il à faire, en 1706, de tous les hommes qui avaient plus de vingt ans? Sauver la Patrie du mal qu'ils étaient disposés à lui faire, et attendre tant bien que mal leur death3.

      Cela est aussi vrai que triste à dire. Quel allègement pour le vaisseau de l'Etat, en 1836, si tout ce qui a plus de cinquante ans passait tout d'un coup ad patres! Excepté, bien entendu, le Roi, ma Femme et Moi.

      Dans une des nombreuses illuminations qui avaient lieu tous les mois, de 1789 à 1791, un bourgeois mit ce transparent:

VIVELE ROIMA FEMME ET MOI4

      Grand-Dufay, l'aîné de quatre ou cinq frères, était un petit, être maigre et peu fourni de chairs, avec une grosse tête, une figure fortement marquée; de petite vérole et cependant fort rouge5, des yeux brillants, mais faux et ayant un peu la vivacité inquiétante du sanglier. Il était cauteleux et jamais imprudent dans ses propos, toujours occupé à louer mais avec les termes le plus mesurés possible. On aurait dit un membre de l'Institut. Du reste, de l'esprit le plus vif et saisissant admirablement les choses, mais dès cet âge si tendre dévoré d'ambition. Il était le fils aîné et l'enfant gâté (terme du pays) d'une mère du même caractère, et ce n était pas sans raison: la famille était pauvre.

      Quel admirable P… (c'est-à-dire avocat général vendu au pouvoir et sachant colorer les injustices les plus infâmes) Dufay n'eût-il pas fait6?

      Mais il ne vécut pas et, à sa mort, à Paris, vers 1803, j'aurai à m'accuser d'un des plus mauvais sentiments de ma vie, d'un de ceux qui m'ont fait le plus hésiter à continuer ces Mémoires. Je l'avais oublié depuis 1803 ou 1804, époque de cette mort. Il est singulier de combien de choses je me souviens depuis que j'écris ces Confessions. Elles m'arrivent tout-à-coup, et il me semble que je les juge avec impartialité. A chaque instant je vois le mieux que je n'ai pas fait.

      Mais qui diable aura la patience de les lire, ces choses?

      Mes amis, quand je sors dans la rue avec un habit neuf et bien fait, donneraient un écu pour qu'on me jetât un verre d'eau sale. La phrase est mal faite, mais la chose est vraie (j'excepte, bien entendu, l'excellent comte de Barral; c'est le caractère de La Fontaine).

      Où se trouvera le lecteur qui, après quatre ou cinq volumes de je et de moi, ne désirera pas qu'on me jette, non plus un verre d'eau sale, mais une bouteille d'encre? Cependant, ô mon lecteur, tout le mal n'est que dans ces sept7 lettres: B, R, U, L, A, R, D, qui forment mon nom, et qui intéressent mon amour-propre. Supposez que j'eusse écrit BERNARD, ce livre ne serait plus, comme le Vicaire de Wakefield (mon émule en innocence), qu'un roman écrit à la première personne.

      Il faudra tout au moins que la personne à laquelle j'ai légué cette œuvre posthume en fasse abréger tous les détails par quelque rédacteur à la douzaine, le M. Amédée Pichot ou le M. Courchamp de ce temps-là. On a dit que l'on ne va jamais si loin en opéra d'inchiostro8 que quand on ne sait où l'on va: s'il en était toujours ainsi, les présents Mémoires, qui peignent un cœur d'homme, comme disent MM. Victor Hugo, d'Arlincourt, Soulié, Raymond, etc., etc., devraient être une bien belle chose. Les je et les moi me bourrelaient hier soir (14 janvier 1836) pendant que j'écoutais le Moïse de Rossini. La bonne musique me fait songer avec plus d'intensité et de clarté à ce qui m'occupe. Mais il faut pour cela que le temps du jugement soit passé; il y a si longtemps que j'ai jugé le Moïse (en 1823) que j'ai oublié le prononcé du jugement, et je n'y pense plus; je ne suis plus que l'Esclave de l'Anneau, comme disent les Nuits arabes9.

      Les souvenirs se multiplient sous ma plume. Voilà que je m'aperçois que j'ai oublié un de mes amis les plus intimes, Louis Crozet, maintenant ingénieur en chef, et très digne ingénieur en chef, à Grenoble, mais enseveli comme le Baron enterré vis-à-vis de sa femme10 et par elle noyé dans l'égoïsme étroit d'une petite et jalouse bourgeoisie d'un bourg de la montagne de notre pays (La Mure, Corps ou le Bourg d'Oisans).

      Louis Crozet était fait pour être à Paris un des hommes les plus brillants; il eût battu dans un salon Koreff, Pariset, Lagarde, et moi après eux, s'il est permis de se nommer. Il eût été, la plume à la main, un esprit dans le genre de Duclos, l'auteur de l'Essai sur les Mœurs (mais ce livre sera peut-être mort en 1880), l'homme qui, au dire de d'Alembert, avait le plus d'esprit dans un temps donné.

      C'est, je crois, au latin (comme nous disions), chez M. Durand, que je me liai avec Crozet, alors l'enfant le plus laid et le plus disgracieux de l'Ecole centrale; il doit être né vers 178411.

      Il avait une figure ronde et blafarde, fort marquée de petite vérole, et de petits yeux bleus fort vifs, mais avec des bords attaqués, éraillés par cette cruelle maladie. Tout cela était complété par un petit air pédant et de mauvaise humeur: marchant mal et comme avec des jambes torses, toute sa vie l'antipode de l'élégance et par malheur cherchant l'élégance, et avec cela

      Un esprit tout divin. (La Fontaine.)

      Sensible rarement, mais, quand il l'était, aimant la Patrie avec passion et, je pense, capable d'héroïsme s'il l'eût fallu. Il eût été un héros dans une assemblée délibérant sur Hampden, et pour moi c'est tout dire. (Voir la Vie de Hampden, par lord King ou Dacre, son arrière-petit-fils12.)

      Enfin, c'est, sans comparaison, celui des Dauphinois auquel j'ai connu le plus d'esprit et de sagacité, et il avait cette audace mêlée de timidité nécessaire pour briller dans un salon de Paris; comme le général Foy, il s'animait en parlant.

      Il me fut bien utile par cette dernière qualité (la sagacité) qui naturellement me manquait tout-à-fait et que, ce me semble, il est parvenu à m'inoculer en partie. Je dis en partie, car il faut toujours que je m'y force. Et si je découvre quelque chose, je suis sujet à m'exagérer ma découverte et à ne plus voir qu'elle.

      J'excuse ce défaut de mon esprit en l'appelant: effet nécessaire et sine qua non d'une sensibilité extrême.

      Quand une idée se saisit trop de moi au milieu de la rue, je tombe. Exemple: rue de la Rochelle, près la rue des Filles-Saint-Thomas, unique chûte pendant cinq ou six ans, causée, vers 1820, par ce problème: M. Debelleyme doit-il ou ne doit-il pas, dans l'intérêt de son ambition, se faire nommer député?