Constantin-François Volney

Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires


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      NOTICE SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE C.-F. VOLNEY

      Le sage ramène tout au tribunal de la raison, jusqu'à la raison elle-même.

Kant.

      On a cherché à établir comme un axiome que la vie d'un homme de lettres était tout entière dans ses écrits.

      Il me semble au contraire que la biographie des écrivains doit être l'histoire raisonnée de leurs di verses sensations et de la contradiction de leur conduite avec leurs principes avoués. Si l'on excepte les Éloges des savants par Fontenelle, d'Alembert et Cuvier, presque toutes les notices de ce genre sont moins une analyse du génie et du caractère des hommes célèbres, qu'une liste exacte de leurs ouvrages; cependant, par l'influence même que ces productions ont eue sur leur siècle, les détails sur la vie privée de leurs auteurs rentrent dans le domaine de l'histoire; et l'histoire doit être moins la connaissance des faits, qu'une étude approfondie du cœur de l'homme. Les actions des héros qu'on se plaît à mettre sous nos yeux ne sont-elles pas moins propres à atteindre ce but, que l'exemple des vices ou des vertus dans les hommes qui ont prétendu enseigner la sagesse? Dans les premiers, une action d'éclat n'est souvent que l'élan d'un esprit exalté, que l'exécution rapide d'un dessein extraordinaire et spontané; dans les seconds, tout est le fruit d'une méditation soutenue: la vertu marque le but, la persévérance y conduit.

      Pourquoi donc s'être plutôt attaché à nous conserver le souvenir de toutes les sanglantes catastrophes qu'à nous présenter une analyse sévère des mœurs et des sentiments des hommes remarquables? C'est que l'homme aime les images fortes et animées; c'est qu'on peut l'émouvoir plus par la profonde terreur des tableaux sanglants de l'histoire, que par les douces images des vertus privées.

      L'étude de la vie des savants est digne de toute notre attention. Il est à la fois curieux et instructif d'examiner comment ont supporté les malheurs de la vie, ceux qui ont enseigné les préceptes d'une philosophie impassible. Leur histoire est un tissu de contradictions singulières. Le citoyen de Genève, qui consacre ses veilles au bonheur des enfants, abandonne froidement les siens; ennemi déclaré des préjugés, il n'ose les braver; ce cœur sensible est sourd aux cris de la nature, et cet esprit fort est sans cesse tourmenté par les fantômes bizarres de son imagination fiévreuse. Le plus grand génie de son siècle, Voltaire, qui porte des coups si audacieux au despotisme, sollicite et reçoit la clef de chambellan des mains de Frédéric. Newton, qui voue sa vie à la recherche de la vérité, commente l'Apocalypse. Le chancelier Bacon, le premier philosophe de l'Angleterre, fait un traité sur la Justice, et la vend au plus offrant. On pourrait multiplier les citations; ce ne seraient que de nouvelles preuves de l'imperfection de la nature de l'homme.

      Cependant il est des savants qui, joignant l'exemple au précepte, n'ont jamais dévié des principes qu'ils ont enseignés. L'auteur des Ruines est de ce nombre; il nous est doux d'avoir à tracer la vie du philosophe éclairé, du législateur sage, et surtout de l'homme austère dont toute l'ambition fut d'être utile, et qui ne voulut composer son bonheur que de l'idée d'avoir hâté celui des hommes1.

      «Les registres publics2 constatent que M. de Volney est né le 3 février 1757 à Craon, petite ville du département de la Mayenne. Il reçut les prénoms de Constantin-François. Son père déclara dès ce moment qu'il ne lui laisserait point porter son nom de famille3, d'abord parce que ce nom ridicule lui avait attiré mille désagréments dans sa jeunesse, et qu'ensuite, il était commun à dix mâles collatéraux dont il ne voulait point qu'on le rendît solidaire sous ce rapport. Il l'appela Boisgirais, et c'est sous ce nom que le jeune Constantin-François a été connu dans les colléges.

      «Son père, Jacques-René Chassebœuf, devenu veuf deux années après la naissance de son fils, le laissa aux mains d'une servante de campagne et d'une vieille parente, pour se livrer avec plus de liberté à la profession d'avocat au tribunal de Craon, d'où sa réputation s'étendit dans toute la province.

      «Pendant ses absences très-fréquentes, l'enfant reçut les impressions de ses deux gouvernantes, dont l'une le gâtait, l'autre le grondait sans cesse, et toutes deux farcissaient son esprit de préjugés de toute espèce et surtout de la terreur des revenants: l'enfant en resta frappé au point qu'à l'âge de onze ans, il n'osait rester seul la nuit. Sa santé se montra dès lors ce qu'elle fut toujours, faible et délicate.

      «Il n'avait encore que sept ans, lorsque son père le mit à un petit collége tenu à Ancenis par un prêtre bas-breton, qui passait pour faire de bons latinistes. Jeté là, faible, sans appui, privé tout à coup de beaucoup de soins, l'enfant devint chagrin et sauvage. On le châtia; il devint plus farouche, ne travailla point, et resta le dernier de sa classe. Six ou huit mois se passèrent ainsi; enfin un de ses maîtres en eut pitié, le caressa, le consola; ce fut une métamorphose en quinze jours: Boisgirais s'appliqua si bien, qu'il se rapprocha bientôt des premières places, qu'il ne quitta plus.....»

      Le régime de ce collége était fort mauvais, et la santé des enfants y était à peine soignée; le directeur était un homme brutal, qui ne parlait qu'en grondant et ne grondait qu'en frappant. Constantin souffrait d'autant plus, qu'il pouvait à peine se plaindre. Jamais son père ne venait le voir, jamais il n'avait paru avoir pour son fils cette sollicitude paternelle qui veille sur son enfant, lors même qu'elle est forcée de le confier à des soins étrangers. Doué d'une ame sensible et aimante, Constantin ne pouvait s'empêcher de remarquer que ses camarades n'avaient pas à déplorer la même indifférence de la part de leurs parents. Les réflexions continuelles qu'il faisait à ce sujet, et les mauvais traitements qu'il éprouvait, le plongeaient dans une mélancolie qui devint habituelle, et qui contribua peut-être à diriger son esprit vers la méditation. Cependant son oncle maternel venait quelquefois le voir. Aussi affligé de l'abandon dans lequel on laissait cet enfant que surpris de sa résignation et de sa douceur, il détermina M. Chassebœuf à retirer son fils de ce collége pour le mettre à celui d'Angers.

      Constantin avait alors douze ans; il sentait sa supériorité sur tous ceux de son âge, et loin de s'en prévaloir et de se ralentir, il ne s'adonna au travail qu'avec plus d'ardeur. Il parcourut toutes ses classes d'une manière assez brillante pour qu'on en gardât long-temps le souvenir dans ce collége.

      Au bout de cinq années, le jeune Constantin ayant fini ses études, brûlait du désir de se lancer dans le monde. Son père le fit revenir d'Angers, et ses occupations ne lui permettant pas sans doute de s'occuper de son fils, il se hâta de le faire émanciper, de lui rendre compte du bien de sa mère, et de l'abandonner à lui-même.

      À peine âgé de dix-sept ans, Constantin se trouva donc maître absolu de ses actions et de onze cents livres de rente. Cette fortune n'était pas suffisante, il fallait prendre une profession; mais, naturellement réfléchi, et voulant tout voir par lui-même avant de se fixer, Constantin se rendit à Paris.

      Ce fut un théâtre séduisant et nouveau pour le jeune homme, que cette ville immense où il se trouvait pour la première fois; mais au lieu de se laisser entraîner par le tourbillon, Constantin s'adonnait à l'étude: il passait presque tout son temps dans les bibliothèques publiques; il lisait avec avidité tous les auteurs anciens, il se livrait surtout à une étude approfondie de l'histoire et de la philosophie.

      Cependant son père le pressait de prendre une profession, et paraissait désirer qu'il se fît avocat; mais Constantin avait un éloignement marqué pour le barreau, comme s'il avait pressenti que cette profession, quoique très-honorable, était au-dessous de son génie créateur. Il lui répugnait de se charger la mémoire de choses inutiles et qui ne lui paraissaient que des redites continuelles; l'étude des lois n'était en effet à cette époque qu'un immense dédale, qu'un mélange bizarre de lois féodales, de coutumes, et d'arrêts rendus par les parlements. La médecine, plus positive, et qui tend par une suite d'expériences au bonheur de l'homme, convint davantage à son esprit observateur. Il se plaisait à interroger la nature, à tâcher de pénétrer la profondeur de ses secrets, et de découvrir quelques rapports entre le moral et le physique de l'homme. Mais ce n'était pas vers ce seul but que se dirigeaient ses études; il continuait toujours ses recherches savantes, ses lectures instructives; et passant