une dizaine d'hommes de bonne volonté, marins ou pêcheurs, qui les accompagneraient la nuit sur les îles de Bernières, munis de torches ou de lanternes; puis, cela fait, il envoya un mot à M. Soullier, en le priant de retrouver quelques-unes des personnes qui avaient vu disparaître M. Haupois dans la fosse, et qui par conséquent pouvaient indiquer d'une façon exacte la place où il avait disparu.
Et, ces dispositions prises, il revint vers Madeleine, non pour détourner ou étourdir son désespoir par de banales paroles de consolation, mais pour être près d'elle, pour qu'elle ne fût pas seule.
Elle marchait en long et en large; tournant autour de la table devant laquelle il s'était assis, puis, quand dans le silence arrivait le ronflement de la mer qui battait son plein, elle s'arrêtait parfois tout à coup, et avec un tressaillement qui la secouait de la tête aux pieds elle écoutait; la brise passait, la plainte des vagues s'éteignait et Madeleine reprenait sa marche.
Parfois aussi elle restait immobile devant son cousin, et alors, comme si elle se parlait à elle-même, elle répétait un mot que dix fois, que vingt fois déjà elle avait dit:
—Mais comment ne l'a-t-on pas secouru?
Vers dix heures, on entendit dans la pièce voisine un bruit de pas lourds et de voix étouffées; c'étaient les marins et les pêcheurs, qui arrivaient: Léon en avait demandé dix, une vingtaine répondirent à son appel, car en apprenant la mort de M. Haupois et le service qu'on demandait, chacun avait voulu venir en aide au chagrin de cette pauvre jeune fille qui pleurait son père; et puis sur les côtes on est compatissant aux catastrophes causées par la mer; aujourd'hui notre voisin, demain nous-même.
Quand Madeleine entra dans la pièce où ces gens étaient réunis, tous les bonnets de laine se levèrent devant elle, et ces rudes visages halés par la mer exprimèrent la compassion et la sympathie; cela s'était fait silencieusement, sans que personne dit un seul mot.
Alors un homme sortit du groupe et s'avança vers Madeleine.
C'était un pêcheur nommé Pécune, dont le père et le fils avaient été noyés, trois mois auparavant, dans une de ces sautes de vent si fréquentes et si dangereuses sur ces côtes sans ports, où les barques de pêche qui doivent échouer par tous les temps sur la grève presque plate sont mal construites pour résister à un coup de vent.
—Mademoiselle, dit-il, comptez sur nous: j'ai retrouvé mon père, nous retrouverons le vôtre.
Un autre s'avança aussi d'un pas:
—La mer ne garde rien, tout le monde sait cela, mademoiselle.
Madeleine voulut prononcer une parole de remercîment, mais de sa gorge contractée il ne sortit qu'un son étouffé et qu'un sanglot.
On se mit en marche, Madeleine enveloppée dans un manteau et s'appuyant sur le bras de Léon, qui la guidait; les pêcheurs s'avançant par groupes de deux ou trois, silencieux.
—En peu de temps, par les rues sombres et désertes du village, ils arrivèrent sur la grève; la mer s'était déjà retirée à une assez grande distance, et le sable humide réfléchissait çà et là avec des miroitements argentins la lumière de la lune, dont le disque commençait à s'échancrer; il soufflait une brise de terre qui poussait les nuages vers l'embouchure de la Seine, et, de ce côté, ils s'entassaient en des profondeurs sombres au milieu desquelles scintillaient les deux yeux des phares de la Hève.
Madeleine eut un frisson, et ses doigts se crispèrent sur le bras de son cousin: la vague, qui déferlait sur la plage, frappait sur son coeur.
En moins d'une demi-heure, par la grève, ils arrivèrent devant le sémaphore de Bernières; alors trois ombres se détachèrent de la terre pour venir au-devant d'eux sur la plage: M. Soullier et deux pêcheurs qui avaient vu la catastrophe.
Mais les recherches ne purent pas commencer aussitôt, car la marée lente à descendre était encore trop haute: il fallut attendre; et les hommes se promenèrent de long en large tandis que Madeleine appuyée sur le bras de Léon restait immobile, regardant la mer, se demandant si elle ne se retirerait jamais.
Elle se retira cependant et l'on alluma les torches goudronnées dont les flammes avivées par la brise et reflétées par le sable humide, par les flaques d'eau et par les goëmons ruisselants éclairèrent toute cette partie de la grève à une assez grande distance.
Mais, au moment de commencer les recherches, une discussion s'engagea entre les deux pêcheurs de Bernières sur la question de savoir le point précis où M. Haupois avait été englouti; l'un soutenait que c'était à gauche d'un long rocher encore couvert par la vague écumeuse, l'autre que n'était au contraire à droite.
Léon, pour trancher le différend, qui entre Normands menaçait de prendre les proportions d'un procès à plaider, décida qu'on se diviserait en deux groupes; l'une explorerait la droite, l'autre la gauche; ceux qui trouveraient le corps devaient balancer trois fois leurs torches, car le ressac empêcherait d'entendre les paroles comme les cris.
Madeleine voulut suivre l'une de ces troupes, mais Léon la retint.
—Non, dit-il, restons ici, c'est le plus sûr moyen d'arriver vite auprès de ceux qui nous avertiront.
Elle n'était pas en état de discuter, encore moins de raisonner; elle se laissa retenir et ses yeux suivirent anxieusement le va-et-vient des torches, secouée à chaque instant par le balancement d'une de ces torches, attendant le second; et reconnaissant avec désespoir que ce qu'elle avait pris tout d'abord pour un signal était en réalité le résultat du hasard ou de l'inégalité des rochers sur lesquels les hommes marchaient.
Une heure s'écoula ainsi, la plus longue assurément, la plus cruelle qu'elle eût jamais passée; puis, un à un, les pêcheurs se rapprochèrent d'elle, et la réunion des torches fit revenir ceux qui s'étaient le plus éloignés; chez tous ce fut la même signe de tête ou la même parole: rien.
À la façon dont elle s'appuya contre lui, Léon sentit combien profonde était la douleur qu'elle éprouvait, combien affreux était son désespoir.
—Ne voulez-vous pas chercher encore? demanda-t-il.
—À quoi bon?
—L'ombre a pu vous tromper.
—Je vous en prie! s'écria Madeleine.
Pécune s'avança:
—Voyez-vous, mamzelle, dit-il, il ne faut pas croire que c'est par désespérance que nous vous disons ça; seulement nous connaissons la mer, vous pensez bien; il y a un courant infernal par cette grande marée.
—Précisément, interrompit Léon, c'est ce courant qui nous oblige à persévérer; il peut avoir entraîné le corps plus loin que là où vos recherches se sont arrêtées.
Une nouvelle discussion s'engagea entre les pêcheurs, chacun émit son avis, mais sans rien affirmer, d'une façon dubitative et comme si l'on raisonnait en théorie; en réalité, tous semblaient convaincus que pour le moment de nouvelles recherches était entièrement inutiles.
Ce qui, depuis plusieurs heures, soutenait Madeleine, c'était l'espérance, c'était la croyance qu'elle allait retrouver son père. Dans son désespoir, c'était là pour elle une sorte de consolation, au moins c'était une occupation pour son esprit. Se détachant du passé, sa pensée se portait sur l'avenir; ce n'était pas le vide pour son coeur, et c'est là un point capital dans la douleur.
En écoutant cette discussion et en voyant les pêcheurs disposés à abandonner toutes recherches, elle eut un moment de défaillance et elle s'affaissa contre l'épaule de Léon; mais presque aussitôt elle réagit contre cette faiblesse, et relevant la tête:
—Messieurs, dit-elle d'une voix entrecoupée, encore un peu de courage, je vous en supplie.
L'appel était si déchirant qu'il toucha ces rudes natures.
—Mamzelle a raison, dit