en danger je partirais, mais cela n'est pas, ses douleurs se sont exaspérées sous l'influence des eaux, voilà tout; mon devoir est de rester ici, j'y reste, et j'y resterai jusqu'au moment où nous pourrons partir ensemble.
Ce moment n'arriva pas aussi promptement que Léon l'espérait; les jours s'écoulèrent et chaque matin, chaque soir, les nouvelles qu'il reçut des gens postés le long de la côte furent toujours les mêmes: rien de nouveau.
Chaque jour, chaque heure qui s'écoulaient augmentaient l'angoisse de Madeleine: jamais plus elle ne verrait son père qui n'aurait pas une tombe sur laquelle elle pourrait venir pleurer.
Elle ne quittait pas la grève et du matin au soir on la voyait marcher sur le rivage, avec Léon près d'elle, depuis Langrune jusqu'à Courseulles, et, suivant le mouvement du flux et du reflux, remontant vers la terre quand la mer montait, l'accompagnant quand elle descendait.
Devant cette jeune fille en noir, au visage pâle, au regard désolé, tout le monde se découvrait respectueusement; mais elle ne répondait jamais à ces témoignages de sympathie, qu'elle ne voyait pas, et lorsqu'elle les remarquait, elle le faisait par une simple inclinaison de tête, sans parler à personne.
C'était seulement aux douaniers et aux gens qui étaient chargés d'explorer le rivage qu'elle adressait la parole, encore était-ce d'une façon contrainte:
—Rien de nouveau encore? demandait-elle.
Mais elle ne prononçait pas de nom, et le mot décisif elle l'évitait.
On lui répondait de la même manière, et le plus souvent sans parole, en secouant la tête.
Le septième jour après la mort de M. Haupois, le temps, jusque-là beau, se mit au mauvais.
Le vent, qui avait constamment été au sud, passa à l'est, puis au nord, d'où il ne tarda pas à souffler en tempête: toutes les barques revinrent à la côte, et sur la mer démontée on n'aperçut plus à l'horizon que de grands navires: le bateau de Pécune, que depuis sept jours on était habitué à voir du matin au soir courir des bordées devant Bernières, dut aborder ne pouvant plus tenir la mer.
Aussitôt à terre, Pécune vint trouver Madeleine dans la cabine où elle se tenait avec Léon.
—J'ai résisté tant que j'ai pu, dit-il, mais il n'y avait plus moyen de rester à la mer, excusez-moi, mamzelle.
Madeleine inclina la tête.
—Faut pas que cela vous désole, continua Pécune, c'est un bon vent pour votre malheureux, il porte à le côte; soyez sure que demain ou après-demain il doit aborder.
Comme elle levait la main avec un signe d'incrédulité et de désespérance, Pécune se pencha vers elle, et d'une voix basse:
—Croyez-moi, mamzelle, quand je vous dis que le neuvième jour les noyés qui n'ont pas été retrouvés se lèvent eux-mêmes dans la mer et se mettent en marche pour venir se coucher dans la terre bénite; s'ils ne sont pas trop loin ou si le vent est favorable ils abordent; ils ne restent en route que si le chemin à faire est trop long ou si le vent leur est contraire. Vous voyez bien que le vent est bon présentement. Rentrez chez vous, mamzelle, et mettez des draps blancs au lit de votre pauvre père.
Le vent continua de souffler du nord pendant trente-six heures, puis il faiblit mais sans tomber complétement.
Le matin du neuvième jour Léon vit arriver l'homme qui avait la garde du rivage de Bernières: M. Haupois venait d'aborder sur la grève, selon la prédiction de Pécune.
L'enterrement eut lieu le même jour à trois heures de l'après-midi, et le soir Léon monta avec Madeleine dans le train qui arrive à Paris à cinq heures du matin.
Pendant ces neuf jours il avait exécuté l'acte de dernière volonté de son oncle, il était resté près de Madeleine, «elle avait trouvé en lui une main qui l'avait soutenue, et un coeur dans lequel elle avait pu pleurer.»
Mais sa tâche n'était pas finie.
IX
Avant de quitter Saint-Aubin, Léon avait envoyé une dépêche pour qu'on préparât à Madeleine un appartement dans la maison de la rue de Rivoli,—celui que sa soeur occupait avant son mariage.
En arrivant il la conduisit lui-même à son appartement:
—Te voilà chez toi, dit-il; tu vois que cette chambre est celle de Camille; maintenant elle est la tienne: la soeur cadette prend la place de la soeur aînée.
Il se dirigea sers la porte de sortie, mais après avoir fait quelques pas il revint en arrière:
—Tu vas sans doute manquer de beaucoup de choses; ne t'en inquiète pas trop, mon intention est d'aller ce soir ou demain à Rouen pour m'occuper des affaires de mon oncle, tu me donneras une liste de ce que tu veux et je le rapporterai.
—J'aurais voulu aller à Rouen.
—Pourquoi?
—Mais....
Elle hésita.
Aussitôt il lui vint en aide:
—Tu voudrais aussi, n'est-ce pas, t'occuper de ses affaires?
Elle inclina la tête avec un signe affirmatif.
—Sois tranquille, elles seront arrangées à la satisfaction de tous; aussi bien à l'honneur de ... mon oncle, qu'à l'intérêt de ceux avec qui il était en relations; je ne ferai rien sans te consulter. Mais c'est trop causer. À tantôt!
Elle le retint
—Un seul mot.
—Mais....
—Mieux vaut le dire tout de suite que plus tard, puisqu'il est douloureux et qu'il doit être dit: ces affaires sont embarrassées ... très-embarrassées; nous avons des dettes qui certainement dépasseront notre avoir; de combien, je ne sais, car mon pauvre papa, pour ne pas m'effrayer, ne me disait pas tout; mais enfin ces dettes se révéleront assez lourdes, je le crains: qu'il soit bien entendu que je veux qu'elles soient toutes payées.
—C'est bien ainsi que je le comprends.
—On n'est pas la fille d'un magistrat sans entendre parler des choses de la loi; j'ai des droits à faire valoir comme héritière de ma mère; j'abandonne ces droits, j'abandonne tout, je consens à ce que tout ce que je possède soit vendu pour que ces dettes soient payées.
Mais Léon ne partit pas le soir pour Rouen comme il le désirait, car il trouva rue Royale une dépêche de son père annonçant son arrivée à Paris pour le soir même.
Ce que Léon voulait en se rendant à Rouen, c'était prendre connaissance des affaires de son oncle, et dire aux créanciers qui allaient s'abattre menaçants qu'ils n'avaient rien à craindre, qu'ils seraient payés intégralement et qu'il le leur garantissait, lui Léon Haupois-Daguillon, de la maison Haupois-Daguillon de Paris.
Son père à Balaruc, cela lui était facile, il n'avait personne à consulter, il agissait de lui-même, dans le sens qu'il jugeait convenable.
Mais l'arrivée de son père à Paris changeait la situation.
Il fallait laisser à celui-ci le plaisir de sa générosité envers cette pauvre Madeleine; cela était convenable, cela était juste, et, de plus, cela était, jusqu'à un certain point, habile; on s'attache à ceux qu'on oblige; le service rendu serait un lien de plus qui attacherait son père à Madeleine; il l'aimerait d'autant plus qu'il aurait plus fait pour elle.
C'était par le train de six heures que M. et madame Haupois-Daguillon devaient arriver à la gare de Lyon. À six heures moins quelques minutes, Léon les attendait à la porte de