Hector Malot

Cara


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encore que collégien, je croyais qu'il irait bien, comme vous dites. Il venait souvent le jeudi au magasin avec un de ses camarades, le fils Clergeau, et, tout le temps qu'ils étaient là, ils restaient le nez écrasé contre les vitres à regarder le défilé des voitures qui vont au Bois ou qui en reviennent, et qui naturellement passent sous nos fenêtres. De ma place je les entendais chuchoter, et ils ne parlaient que des cocottes à la mode; ils savaient leur nom, leur histoire, avec qui elles étaient, et, en les écoutant, je me disais à part moi: «Il faudra voir plus tard, ça promet.» Je suis joliment surpris de m'être trompé. En tout cas, si j'ai raisonné faux, pour le fils, j'ai tombé juste pour la fille.

      —Mademoiselle Haupois-Daguillon s'occupait aussi des cocottes?

      —Quelle bêtise! Comme son frère, mademoiselle Camille restait aussi le nez collé contre les vitres, mais le défilé qu'elle regardait, c'était celui des gens titrés. Tout ce qui avait un nom dans le grand monde parisien, elle le connaissait; il n'y avait que ces gens-là qui l'intéressaient; elle parlait de leur naissance; elle savait sur le bout du doigt leur parenté; elle annonçait leur mariage, et alors comme pour le frère je me disais: «Il faudra voir;» j'ai vu; elle a épousé un noble.

      —Baronne Valentin, la belle affaire en vérité.

      —Enfin elle a des armoiries, et la preuve c'est qu'on vient de lui finir à la fabrique une garniture de boutons en or pour un de ses paletots, avec sa couronne de baronne gravée sur chaque bouton; c'est très-joli.

      —Ridicule de parvenu, mon cher, voilà tout; on fait porter ses armes par ses valets, on ne les porte pas soi-même.

      Un coup de sonnette interrompit cette conversation.

       Table des matières

      Lorsque Joseph entra dans la chambre de son maître, celui-ci était debout, le dos appuyé contre un des chambranles de la fenêtre, occupé à allumer une cigarette: les manches de la chemise de nuit retroussées, le col rejeté de chaque côté de la poitrine, les cheveux ébouriffés, il apparaissait, dans le cadre lumineux de la fenêtre, comme un grand et beau garçon, au torse vigoureux, avec une tête aux traits réguliers, harmonieux, aux yeux doux, à la physionomie ouverte et bienveillante.

      —Une lettre pour monsieur, dit Joseph. L'adresse porte: «Personnelle et pressée.»

      —Donnez, dit-il nonchalamment.

      Mais aussitôt qu'il eut jeté les yeux sur l'adresse, l'intérêt remplaça l'indifférence.

      —Vite une voiture, s'écria-t-il en jetant cette lettre sur la table, un cheval qui marche bien; courez.

      Comme Joseph se dirigeait vers la porte, son maître le rappela:

      —Savez-vous à quelle heure part l'express pour Caen?

      —À neuf heures.

      —Quelle heure est-il présentement?

      —Huit heures quarante.

      —Allez vite; trouvez-moi un bon cheval; quand la voiture sera à la porte, courez rue de Rivoli et mettez-moi dans un sac à main du linge pour trois ou quatre jours, puis revenez en vous hâtant de manière à me remettre ce sac.

      Tout en donnant ces ordres d'une voix précipitée, il s'était mis à sa toilette; en quelques minutes il fut habillé et prêt à partir.

      Alors, sortant vivement de sa chambre, il passa dans les magasins et se dirigea vers la caisse:

      —Savourdin, je pars.

      —C'est impossible. J'ai des signatures à vous demander.

      —Vous vous arrangerez pour vous en passer.

      Le vieux caissier leva au ciel ses deux bras par un geste désespéré, mais Léon lui avait déjà tourné le dos.

      —Monsieur Léon, cria le bonhomme, monsieur Léon, je vous en prie, au nom du ciel....

      Mais Léon avait gagné le vestibule et descendait l'escalier.

      Au moment où il franchissait la porte cochère, une voiture, avec Joseph dedans, s'arrêtait devant le trottoir.

      —À la gare Saint-Lazare! dit Léon, montant brusquement dans la voiture, et aussi vite que vous pourrez!

      Le cheval, enlevé par un vigoureux coup de fouet, partit au grand trot; aussitôt Léon voulut reprendre la lecture de la lettre, dont les premières lignes l'avaient si profondément bouleversé.

      Mais la voiture franchit en moins de cinq minutes la distance qui sépare la rue Royale de la rue Saint-Lazare: quand elle entra dans la cour de la gare, il n'avait pas encore tourné le premier feuillet; l'horloge allait sonner neuf heures.

      Il était temps: on ferma derrière lui le guichet de distribution des billets.

      Ce fut seulement quand il se trouva installé dans son wagon, où il était seul, qu'il reprit sa lecture, non au point où il l'avait interrompue, mais à la première ligne:

      «Mon cher Léon,

      «Ma dépêche télégraphique d'hier, par laquelle je te demandais si tu serais à Paris libre de toute occupation pendant la fin de la semaine, a dû te surprendre jusqu'à un certain point.

      «En voici l'explication:

      «Je vais mourir, et tu es la seule personne au monde, mon cher neveu, qui puisse assister ma fille, ta cousine; dans cette circonstance, il fallait donc que je fusse certain qu'aussitôt prévenu tu pourrais accourir près d'elle.

      «Cette certitude, ta réponse me la donne, et, comme d'avance je suis sûr de ton coeur, je puis maintenant accomplir ma résolution.

      «Tu connais ma position, je n'ai pas de fortune. Nés de parents pauvres, ton père et moi nous n'avons pas eu de patrimoine. Mais tandis que ton père, jetant un clair regard sur la vie, embrassait la carrière commerciale au lieu d'être artiste, comme il l'avait tout d'abord souhaité, j'entrais dans la magistrature. Et, d'autre part, tandis que ton père épousait une femme riche qui lui apportait des millions, j'en épousais une qui n'avait pour dot et pour tout avoir qu'une cinquantaine de mille francs.

      «Cette dot avait été placée dans une affaire industrielle; je ne changeai point ce placement, car il ne me convenait pas de défaire ce qui avait été fait par mon beau-père, et d'un autre côté j'étais bien aise de tirer de ces cinquante mille francs un revenu assez gros pour que ma femme et ma fille n'eussent point trop à souffrir de la médiocrité de mon traitement de substitut.

      «C'est grâce à ce revenu qu'après avoir perdu ma femme au bout de quatre années de mariage, je pus garder ma fille près de moi, et qu'elle a été élevée sous mes yeux, sur mon coeur.

      «En la mettant dans un pensionnat, j'aurais pu faire de sérieuses économies, car, lorsqu'on prend, pour instruire un enfant dans la maison paternelle, les meilleurs professeurs dans chaque branche d'instruction, pour la peinture un peintre de mérite, pour la musique des artistes de talent, cela coûte cher, très-cher, et en employant utilement ces économies, soit à former un capital, soit à constituer une assurance sur la vie, payable entre les mains de ma fille le jour de son mariage, je serais arrivé à lui constituer une dot moitié plus forte que celle que sa mère avait reçue. Mais je n'ai point cru que c'était là le meilleur. Plusieurs raisons d'ordre différent me déterminèrent: j'aimais ma fille, et ce m'eût été un profond chagrin de me séparer d'elle; je n'étais pas partisan de l'éducation en commun pour les filles; jeune encore, je ne voulais pas m'exposer à la tentation de me remarier, ce qui eût pu arriver si je n'avais pas eu ma fille près de moi; enfin je me disais que, si les hommes ne cherchent trop souvent qu'une dot dans le mariage, il en est cependant qui veulent une femme, et c'était une femme que je voulais élever; toi qui connais Madeleine,