serait un fardeau; elle trouvera en vous une famille, en toi un frère.
«Je sais que je n'ai pas besoin de consulter ton père à l'avance et de lui demander son consentement; il acceptera Madeleine, parce qu'elle est sa nièce; mais à toi, mon cher Léon, je veux la confier par un acte solennel de dernière volonté.
«La pauvre enfant va éprouver la plus horrible douleur qu'elle ait encore ressentie; je te demande d'être près d'elle à ce moment, afin que, lorsqu'elle sera frappée, elle trouve une main qui la soutienne, et un coeur dans lequel elle puisse pleurer.
«Demain tout sera fini pour moi.
«Je ne peux pas retarder davantage l'exécution de ma résolution: ma guérison est impossible, ma destitution est imminente, et la perte complète de la vue peut se produire d'un moment à l'autre; j'ai pu encore écrire cette lettre tant bien que mal en enchevêtrant très-probablement les lignes et les mots, dans huit jours je ne le pourrais peut-être plus; dans huit jours je ne pourrais pas davantage me conduire, et Madeleine ne me laisserait pas sortir seul.
«Et précisément, pour accomplir ce que j'ai arrêté, il faut que je sorte seul; nous sommes à la veille d'une grande marée, et demain la mer découvrira une immense étendue de rochers jusqu'à deux kilomètres au moins de la côte; je partirai pour aller à la pêche ainsi que je l'ai fait souvent; je n'en reviendrai point; je serai tombé dans un trou, ou bien je me serai laissé surprendre par la marée montante; ma mort sera le résultat d'un accident comme il en arrive trop souvent sur ces grèves; toi seul sauras la vérité, et j'ai assez foi en ta discrétion pour être certain que personne,—je répète et je souligne personne,—personne au monde ne la connaîtra.
«Cette lettre reçue, quitte Paris, fais diligence, et quand tu arriveras à Saint-Aubin, Madeleine ne saura rien encore, je l'espère; au moins j'aurai tout arrangé pour cela.
«Adieu, mon cher Léon, mon cher enfant, je t'embrasse tendrement.
«ARMAND HAUPOIS.»
À cette longue lettre était attachée une feuille de papier portant un en-tête imprimé,—la copie des notes de la chancellerie;—mais Léon n'en commença pas la lecture immédiatement, et ce fut seulement après être resté assez longtemps immobile, anéanti par ce qu'il venait d'apprendre, étourdi par la secousse qu'il avait reçue, qu'il revint à ces notes et qu'il se mit à lire machinalement.
Note individuelle.
Nom et prénoms du magistrat.—Haupois (Armand-Charles).
Lieu et département où il est né.—Rouen (Seine-Inférieure).
Son état ou profession avant d'être magistrat.—Avocat.
État ou profession de son père.—Officier retraité.
Dire s'il parle ou écrit quelque langue étrangère ou quelque idiome utile.—L'anglais, l'italien.
Quel est son revenu indépendamment de son traitement?—Nul.
Demande-t-il quelque avancement?—Il accepterait les fonctions de conseiller, mais il ne demande rien.
Dire s'il irait partout où il pourrait être envoyé en France.—Non.
Quel est le ressort où il désire être placé?—Rouen.
Renseignements confidentiels.
Caractère.—Très ferme.
Conduite privée.—Irréprochable.
Conduite publique.—Légère.
Impartialité.—Incontestable.
Travail.—Suffisant.
Exactitude, assiduité.—Bonnes.
Zèle, activité.—Suffisants.
Fermeté.—Mal appliquée.
Santé.—Bonne; menacé d'une maladie des yeux.
Rapports avec ses chefs.—Officiels et froids.
Rapports avec les autorités.—Officiels et froids.
Rapports avec le public.—Affables.
Habitudes sociales.—Homme de bonne compagnie, mais ses relations artistiques l'obligent à fréquenter des personnes qui ne sont pas dignes de lui.
Capacité.—Réelle.
Sagacité.—Grande.
Jugement.—Droit.
Style.—Simple, ferme.
Élocution.—Facile.
S'il est propre au service de l'audience civile.—Oui.
S'il est propre au service de l'audience correctionnelle.—Oui.
S'il est propre au service de la cour d'assises.—Oui.
S'il convient à la magistrature assise.—Non.
S'il se livre à des occupations étrangères à ses fonctions.—À la musique, à la poésie.
S'il jouit de l'estime publique.—Oui.
S'il a encouru des peines disciplinaires.—Non.
Si ses liens de parenté apportent quelque obstacle au service.—Non.
S'il a droit à quelque avancement.—Non, à cause de ses goûts artistiques qui le distraient de ses fonctions et l'entraînent dans la fréquentation de gens peu convenables.
Faits particuliers.
Ses goûts d'artiste lui font mener une vie difficile.
Embarras d'argent.
Dettes.
Magistrat intègre.
IV
Le train marchant à grande vitesse avait dépassé Poissy et ces stations qui sont sans nom pour les express; Léon, le front appuyé contre la vitre, regardait machinalement et sans les voir les coteaux boisés devant lesquels il défilait.
La lecture entière de cette lettre ne l'avait pas tiré de la stupéfaction dans laquelle l'avaient jeté ses premières lignes; et son esprit était emporté dans un tourbillon comme il était emporté lui-même dans l'espace.
Mais si extraordinaire, si inimaginable que fût cette résolution de suicide chez un homme tel que son oncle, il fallait bien cependant s'habituer à la considérer comme réelle:—«Demain tout sera fini pour moi.»
Le seul point sur lequel l'espérance était encore possible était celui qui avait rapport au moment où ce suicide s'accomplirait; à l'heure présente, neuf heures quarante minutes, était-il ou n'était-il pas accompli? Tout était là?
Après quelques instants de douloureuse réflexion, il se dit que dans dix minutes, le train allait s'arrêter à Mantes, où se trouve un bureau télégraphique, et qu'il fallait saisir cette occasion pour envoyer une dépêche à Madeleine.
Il avait dans son sac papier, plume et encre; sans perdre une minute, il se mit aussitôt à rédiger sa dépêche:
Mademoiselle Madeleine Haupois, maison Exupère Héroult. Saint-Aubin-sur-Mer, par Bernières. (Avec exprès).
«Je viens de voir un médecin de Rouen qui me dit qu'il est dangereux de laisser mon oncle sortir seul; veille sur lui; ne le quitte pas; je serai près de vous vers quatre heures de soir.
«LÉON