Gustave Aimard

Le fils du Soleil (1879)


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à la ronde. La scène se passait à la Poblacion-del-Sur.

      --Canario! s'écria un grand gaillard maigre et efflanqué qui avait la mine et la tournure d'un effronté coquin; ne sommes-nous pas des hommes libres? Si notre gouverneur le senor don Luciano Quiros s'obstine à nous rançonner de la sorte, Pincheira n'est pas si loin qu'on ne puisse s'entendre avec lui. Quoique chef Indien aujourd'hui, il est de race blanche sans mélange, et caballero jusqu'au bout des ongles.

      --Calla la voca (tais-toi), Chillito, reprit un autre, tu ferais mieux d'avaler ta chicha que de lâcher de pareilles sottises.

      --Je veux parler, moi, fit Chillito, qui s'humectait le gosier plus que les autres.

      --Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l'ombre qui nous épient et que des oreilles s'ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter?

      --Allons donc! dit le premier en haussant les épaules; tu as peur, toi, Mato. Je me soucie des espions comme d'une vieille bride.

      --Chillito!

      --Quoi! n'ai-je pas raison? Pourquoi don Luciano nous veut-il tant de mal?

      --Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant: le gouverneur, au contraire, veut votre bien, et la preuve, c'est qu'il vous le prend Le plus possible.

      --Ce diable de Pavito a de l'esprit comme un coquin qu'il est, s'écria Chillito en riant aux éclats. Bah! après nous la fin du monde!

      --En attendant, buvons, dit le Pavito.

      --Oui reprit Chillito, buvons; noyons les soucis. D'ailleurs, don Juan Perez n'est-il pas là pour nous aider au besoin?

      --Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout! exclama Mato en frappant le comptoir d'un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta langue, chien maudit?

      Chillito fronça le sourcil, et, regardant son compagnon de travers:

      --Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard? Canario! tu commences à me remuer le sang.

      --Une leçon! pourquoi pas, si tu le mérites? répondit l'autre sans s'émouvoir. Caraï! depuis deux heures, tu bois comme une éponge, tu es plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille folle. Tais-toi, entends-te, ou va dormir.

      --Sangre de Cristo! hurla Chillito, en plantant vigoureusement son couteau dans le comptoir. Tu m'en rendras raison.

      --Par ma foi! une saignée te fera du bien, le bras me démange de te donner une navajeda sur ta vilaine frimousse.

      --Vilaine frimousse! as-tu dit?

      Et Chillito se précipita sur Mato qui l'attendait de pied ferme. Les autres gauchos se jetèrent entr'eux pour les empêcher de se joindre.

      --La paix! la paix! caballeros, au nom de Dieu ou du diable! fit le pulpero. Pas de dispute chez moi: si vous avez envie de vous chamailler, la rue est libre.

      --Le pulpero a raison, dit Chillito, Allons! viens, si tu es un homme.

      --Volontiers.

      Les deux gauchos, suivis de leurs camarades, s'élancèrent dans la rue. Quant au pulpero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans ses poches, il sifflotait un air de danse en attendant la bataille.

      Chillito et Mato, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s'étaient salués avec affectation, après avoir enroulé autour de leur brans gauche leur poncho en guise de bouclier, tirèrent de leur polena leurs longs couteaux, et, sans échanger une parole, ils se mirent en garde avec un sang-froid remarquable.

      Dans ce genre de combat, l'honneur consiste à toucher son adversaire au visage; un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une trahison indigne d'un vrai caballero.

      Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner les mouvements, parer les coups et se balafrer. Les autres gauchos, la cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d'un oeil impassible et applaudissaient le plus adroit. La lutte se soutenait de part et d'autre avec un succès égal depuis quelques minutes, lorsque Chillito, dont la vue était sans soute obstruée par de copieuses libations, arriva une seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Mato lui découdre la peau du visage dans toute sa longueur.

      --Bravo! bravo! s'écrièrent à la fois tous les gauchos; bien touché!

      Les combattants reculèrent d'un pas, saluèrent l'assistance, rengainèrent leurs couteaux, s'inclinèrent l'un devant l'autre avec une sorte de courtoisie, et, après s'être serré la main, ils rentrèrent bras dessus bras dessous dans la pulperia.

      Les gauchos forment une espèce d'hommes à part, dont les moeurs sont complètement inconnues en Europe.

      Ceux du Carmen, en grande partie exilés pour crimes, ont conservé leurs habitudes sanguinaires et leur mépris de la vie. Joueurs infatigables, ils ont sans cesse les cartes en main; le jeu est une source féconde de querelles où le couteau joue le plus grand rôle. Insoucieux de l'avenir et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils dédaignent la mort autant que la vie, et en reculent devant aucun danger. Eh bien! ces hommes, qui abandonnent souvent leurs familles pour aller vivre plus libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaieté de coeur et sans émotion versent le sang de leurs semblables, qui son implacables dans leurs haines, ces hommes sont capables d'ardente amitié, de dévouement et d'abnégation extraordinaires. Leur caractère offre un mélange bizarre de bien et de mal, de vices sans frein et de véritables qualités. Il sont tour à tour et à la fois paresseux jours, querelleurs, ivrognes, cruels, fiers, témérairement braves et dévoués à un ami ou à un patron de leur choix. Dès leur enfance, le sang coule sous leurs mains, dans les estancias, l'époque de la mantaza del ganado (abattage des bestiaux), et ils s'habituent ainsi à la couleur de la pourpre humaine. Du reste, leurs plaisanteries sont grossières, comme leurs moeurs: la plus délicate et la plus fréquente est de se menacer du couteau sous le prétexte le plus frivole.

      Pendant que les gauchos, rentrés après la querelle chez le pulpero, arrosaient la réconciliation et noyaient dans des flots de chicha le souvenir de ce petit incident, un homme enveloppé dans un épais manteau et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, entra dans la pulperia sans souffler mot, s'approcha du comptoir, jeta autour de lui un regard en apparence indifférent, alluma une cigarette au brasero, et avec une piastre qu'il tenait à la main, il frappa trois coups secs sur le comptoir.

      A ce bruit inattendu, qui ressemblait à un signal, les gauchos, qui causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une commotion électrique. Chillito et Mato tressaillirent essayant du regard de soulever les plis du manteau qui cachait l'étranger, tandis que Pavito détournait un peu la tête pour dissimuler un sourire narquois.

      L'inconnu jeta sa cigarette à demi consumée, et se retira du bouge en silence comme il était venu. Un instant après, Chillito, qui s'essuyait la joue, et Mato, feignant tous deux de se rappeler une affaire importante, quittèrent la pulperia. Le Pavito se glissa le long du mur jusqu'à la porte et courut sur leurs talons.

      --Hum! grommela le pulpero, voilà trois gredins qui me font l'effet de manigancer quelque chienne de besogne, où toutes les têtes ne resteront pas sur toutes leurs épaules. Ma foi, ça les regarde.

      Les autres gauchos, complètement absorbés par leur partie de monte, et penchés vers les cartes, n'avaient pour ainsi dire pas pris garde au départ de leurs camarades.

      L'inconnu, à une certaine distance de la pulperia, se retourna. Les deux gauchos marchaient presque derrière lui et causaient négligemment comme deux oisifs qui se promènent.

      Où était le Pavito? il avait disparu.

      Après avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l'étranger se mit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible, s'éloignait du cours de la rivière et s'enfonçait peu à peu dans les terres. Ce chemin, à la sortie de la Poblacion, tournait par un