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Théophile Gautier
Salon de 1847
Publié par Good Press, 2021
EAN 4064066321888
Table des matières
I
Considérations préliminaires. — Artistes refusés ou absents.
Cette année, l’on a mis à la porte complétement ou en partie R. Lehmann, Chasseriau, Champmartin, Galimard, Alexandre Hesse, Gigoux, Corot, Odier, Guignet, Boissard, Vidal, Penguilly-L’Haridon, Desgoffe, Haffner, Oscar Gué, Beaume, Pingret, et bien d’autres dont nous ne citons pas les noms, de peur de donner à notre article l’air d’un martyrologe. Les sculpteurs n’ont pas été mieux traités; ils comptent parmi leurs blessés Ottin, Dantan, Gayrard, Mène, Elschoet, Maindron.
On ne fera croire à personne que les ouvrages envoyés par ces artistes recommandables sous tant de rapports, et parfaitement connus du public, n’étaient pas dignes d’être mis sous les yeux.
Sans parler des artistes refusés, il manque au salon beaucoup de maîtres. M. Ingres, qui prend les louanges les plus vives pour des critiques, ne veut pas affronter le grand jour du Louvre; Delaroche n’expose plus; Ary Scheffer, Gleyre, Schnetz, Amaury Duval, Decamps, Cabat, Aligny, Jules Dupré, Meissonier, se sont abstenus. Eh bien! malgré toutes ces absences, volontaires ou forcées, la jeune école française a dans les veines un sang si vivace et d’une pourpre si riche que les vides ne se sentent pas. — Uno avulso, non deficit alter; les élèves tiennent dignement la place des maîtres, et, franchement, il ne serait peut-être pas prudent à ceux-ci de rester trop longtemps éloignés de l’arène; ils pourraient, en y rentrant au bout d’un intervalle, trouver des jouteurs aussi habiles qu’eux à manier le ceste, et d’une vigueur plus juvénile.
Cette exposition, dénuée de l’attrait de la plupart des noms illustres, n’en est pas moins intéressante pour cela. La critique, moins distraite par les célébrités, aura le loisir de s’occuper de talents modestes et de mettre en lumière quelques nouvelles individualités.
II
PEINTRES D’HISTOIRE.
M. Thomas Couture.
Le tableau qui attire invinciblement le premier les regards, c’est l’Orgie romaine de M. Couture, œuvre capitale par l’importance du sujet, la grandeur de la toile, et le mérite de l’exécution.
Sans contestation possible, l’Orgie romaine est le morceau le plus remarquable du Salon de 1847. Depuis longtemps la critique n’avait eu à signaler un début si significatif. — Nous disons début, bien que M. Couture ait déjà exposé l’Amour de l’or et quelques autres toiles qui promettaient un peintre; mais la distance franchie entre ces ouvrages et celui qui nous occupe est si grande, qu’on peut dire que M. Couture se pose pour la première fois devant le public.
Avant toutes choses, dans ce temps de travail à bàtons rompus et de gaspillage intellectuel, il faut savoir gré au jeune artiste du courage avec lequel il s’est enfermé et cloîtré dans son œuvre pendant quatre années, résistant aux tentations des besognes faciles et lucratives, et, ce qui est plus malaisé, à l’entraînement des flatteries dont on entoure les réputations naissantes. Il s’est tenu à l’écart, travaillant selon son cœur, ne reculant devant aucun sacrifice, excepté celui de son originalité, pour amener son tableau à bien. Le plus plein succès a couronné ses efforts. Sa toile immense rayonne à la plus belle place du salon carré, et recouvre les Noces de Cana de Paul Véronèse. Cette fois, l’on ne s’en plaindra pas trop.
Deux vers de Juvénal ont servi de texte à M. Couture:
......... Sævior armis
Luxurla incubuit victumque ulciscitur orbem.
Qu’ils aient été le point de départ de sa composition, ou bien qu’ils soient venus, après coup, expliquer et comme illuminer d’une pensée philosophique des groupes déjà disposés sur la toile, c’est ce qui importe peu. Ils font à l’orgie romaine une préface heureuse, et lui donnent un sens plus profond.
La scène se passe dans une vaste salle soutenue par des colonnes d’ordre corinthien, qui se détachent sur le ciel pâle du matin, qu’on aperçoit au fond, à travers les interstices de l’architecture; des statues, aux physionomies sévères, aux attitudes solennelles, représentant les grands Romains des époques glorieuses, assistent, témoins impassibles, du haut de leur piédestal, aux débauches de leurs descendants dégénérés; on dirait qu’un éclair d’indignation brille dans leurs yeux blancs, et qu’un sarcasme de marbre crispe leurs lèvres sculptées. Cette rangée de spectateurs à l’éloquence muette est d’une invention poétique, et, chose rare, tout à fait dans les moyens de la peinture, peu apte à rendre des subtilités. Un des plus ivres de la bande grimpe sur le socle d’une des statues, et, comme pour dérider la gravité de ces pâles fantômes, porte aux lèvres du Paul-Émile ou du Brutus sa coupe pleine de vin; moyen ingénieux qui relie les Romains de marbre aux Romains de chair, les aïeux aux petits-fils, et précise l’insulte faite à ces nobles images par l’orgie qui se vautre à leurs pieds.
Un lit de repos couvert d’étoffes précieuses et des plus riches nuances supporte, suivant l’usage antique, plusieurs groupes de convives plus ou moins abattus par la débauche; car le moment choisi par le peintre est celui où le plaisir devient une fatigue et l’orgie une lutte, la période où la langue s’épaissit, où le sommeil pèse invinciblement sur les yeux, où les joues se martèlent, où la nature révoltée se refuse à de nouveaux excès, et se cabre comme un cheval à qui un maître insensé veut faire franchir un précipice.
Ils sont là couchés la tête basse, les bras pendants, les muscles dénoués, inertes et somnolents, vaincus par le vice, eux dont les ancêtres ont vaincu le monde. Le vin et les courtisanes ont été plus forts que les barbares: ces fronts que ne pouvaient faire plier les casques d’airain aux cimiers monstrueux penchent sous le poids des couronnes de fleurs; les coupes échappent