donné un dîner, une fois dans votre vie.
– Ah! toi, si on t'écoutait, s'écria l'avare, nous serions bientôt réduits à la mendicité. On dirait vraiment que tu me crois riche.
La jeune fille eut un sourire, mais, sans répondre, elle alla prendre du papier rouge dans un tiroir.
– Allons, faites vos invitations, dit-elle.
– Voilà bien longtemps que je n'ai tenu un pinceau, dit Rouille-des-Bois, la main me tremble, écris toi-même.
Perle-Fine s'assit et saisit le pinceau entre ses petits doigts aux ongles longs.
L'opération fut laborieuse: à mesure que Cerf-Volant délayait le bâton d'encre, l'encre gelait. La jeune fille disait tout haut les noms qu'elle traçait sur le papier rouge. Chaque nom arrachait un soupir à Rouille-des-Bois.
– Celui-là, c'est un avale-tout, disait-il, il mange jusqu'à ce qu'il étouffe; cet autre est altéré comme le sable des steppes de Tartarie; quant à celui-ci, il jette à poignées les liangs d'or comme si c'étaient des cailloux: le jour où j'ai dîné chez lui, on n'a pas servi moins de quatre-vingt-douze plats; te souviens-tu, Cerf-Volant?
– Oui!.. fit Cerf-Volant, les yeux au ciel.
Il avait partagé avec les autres serviteurs les reliefs du festin, et s'était donné ce jour-là une délicieuse indigestion, la seule qu'il eût eue de sa vie.
– N'oublions pas d'inviter le seigneur Bambou-Noir, dit la jeune fille. Il a la langue bien pendue, et, tandis qu'il parle, on oublie de manger.
Cette raison sembla décider Rouille-des-Bois, qui avait fait d'abord un geste de dénégation. – A-Mi-To-Fo! s'écria-t-il, lorsque les invitations furent prêtes, que voilà une belle aventure! N'était-ce pas assez d'avoir à nous nourrir nous-mêmes? Faut-il donc encore donner la becquée à ces jeunes fous qui, non contents de leur faim de lion, prennent des drogues pour s'aiguiser l'appétit?
Cerf-Volant, tout frissonnant de froid, prit les papiers rouges, soigneusement plies, et s'en alla pour les porter à leur adresse.
Quelques jours plus tard, Perle-Fine emmitouflée dans plusieurs robes, et soufflant dans ses doigts, était assise auprès d'une petite table sur laquelle était posé un livre ouvert qu'elle lisait à demi-voix.
«Les qualités qui rendent une jeune fille aimable sont au nombre de quatre: la vertu, la simplicité, la modestie et la beauté.»
Elle quitta le livre pour aller se regarder dans un vieux miroir, un peu trouble, et elle trouva qu'elle n'était pas trop laide à voir.
– La beauté, se disait-elle, c'est la seule qualité qu'il serait impossible d'acquérir. Si ce miroir ne ment pas trop, et s'il est vrai que j'aie un peu de celle-là, je suis sûre d'avoir les autres, tant je me suis appliquée à les posséder. Alors! je suis une jeune fille aimable!.. Eh bien! à quoi cela me sert-il? continua-t-elle tristement; à mourir d'ennui et de froid, chez mon vieil oncle que torture l'avarice, et qui jamais ne consentira à me marier, à cause des frais de la noce.
Le froid augmentait de plus en plus. Perle-Fine se leva, fit quelques pas rapides pour se réchauffer, et ensuite continua son triste monologue.
– Pourquoi m'avoir nommée Perle-Fine, puisque cette perle restera, sans doute, enfermée dans un vilain écrin que personne n'ouvrira jamais.
Elle regardait le soleil rougir la neige.
– Un jour, dit-elle, la neige poudrera ma tête sans que j'aie connu ni le printemps ni l'été.
A ce moment, le son d'une flûte se fit entendre. La jeune fille, étonnée que quelqu'un eût les doigts assez dégourdis pour jouer de la flûte, dehors, par un froid pareil, crut d'abord que c'était là quelque mendiant.
– Oh non, pensa-t-elle bientôt, il joue trop bien … C'est l'air du Cormoran fidèle… Et machinalement, elle chantonnait:
Sur un seul pied, près de la rive,
Le Cormoran t'adorera
Aussi longtemps que coulera
Belle rivière, ton eau vive …
A ce moment, Bambou-Noir entra brusquement par la fenêtre, et la referma. Perle-Fine, plus morte que vive, se mit à crier:
– Au secours! au voleur!
Elle chercha à gagner la porte d'entrée, mais Bambou-Noir, d'un geste suppliant, l'arrêta en disant:
– Ne criez pas, je vous en conjure; je ne suis pas un voleur.
– Allez-vous en! Allez-vous en! répéta la jeune fille.
– Perle-Fine, écoutez-moi, j'ai risqué ma vie pour vous parler.
– Comment savez-vous mon nom? dit Perle-Fine, qui êtes-vous? Votre présence ici m'outrage.
– Écoutez-moi: j'ai connu votre père et votre mère. C'est pour leur obéir que je suis ici.
– Pour leur obéir? dit Perle-Fine, un peu rassurée.
– Vous étiez toute jeune encore, trop jeune pour vous en souvenir, lorsqu'ils vous ont fiancé à moi. Quand ils sont morts, à peu d'intervalle l'un de l'autre, ils m'ont fait jurer encore de ne pas oublier cet engagement.
Perle-Fine se souvenait confusément que ses parents lui avaient parlé aussi de fiançailles, mais elle était si désolée de leur perte, qu'elle avait écouté à peine. Plus tard, elle crut avoir rêvé cela.
– Votre nom n'est-il pas! Bambou-Noir?.. demanda-t-elle.
– Oui, oui, dit le jeune homme, c'est mon nom!.. Vous voyez bien, il ne faut pas me chasser.
– Pourquoi donc agissez-vous d'une façon aussi contraire aux rites?
– Parce que depuis que vous êtes orpheline, votre oncle s'est emparé de votre fortune et ne songe guère à tenir les promesses faites aux morts; parce que, si on ne le force pas par quelque ruse, il ne consentira jamais à faire les dépenses qu'entraîne un mariage, avare comme il l'est.
– Je le sais, hélas! dit Perle-Fine, et je suis résignée à vieillir fille.
– Non! s'écria Bambou-Noir, si le complot que je médite réussit; mais d'abord, je devais vous voir: il fallait votre approbation; dites: M'acceptez-vous pour époux?
– Puis-je désobéir à mes parents? dit la jeune fille, les yeux baissés.
– Merci! merci! s'écria Bambou-Noir, et maintenant, écoutez bien: Ce soir même, Rouille-des-Bois, forcé par l'opinion publique et, sans doute, à regret, me reçoit à dîner avec plusieurs de mes amis; pendant le repas, secondé par les invités, qui tous sont complices, j'espère amener votre oncle à m'offrir votre main, et une somme de trois cents liangs.
– Trois cents liangs! s'écria Perle-Fine, effrayée.
– Je suis pauvre, malheureusement, reprit Bambou-Noir, et j'ai besoin de cette somme pour m'établir et vous faire vivre heureuse.
Perle-Fine secoua la tête, et dit tristement:
– Je resterai tille. Mon oncle, hélas! ne donnera jamais trois cents liangs!..
– Si! si! il les donnera, car s'il est avare, il est aussi très apre au gain. J'ai confiance, mon stratagème est admirable. Pouvez-vous être présente pendant le repas, sans être vue?
– Oui, derrière ce paravent.
– Bien! A un signe que je vous ferai, vous irez me chercher une poignée de neige.
– De la neige! s'écria Perle-Fine, pourquoi faire?
– Vous verrez… adroitement je prendrai cette neige… Vous verrez.
– L'époux, c'est le maître, répliqua Perle-Fine en s'inclinant. Il faut obéir, même sans comprendre. Que faut-il faire ensuite?
– C'est tout.
– Eh