Emile Zola

La Curée


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se revit enfant dans la maison de son père, dans cet hôtel silencieux de l'île Saint-Louis, où depuis deux siècles les Béraud du Châtel mettaient leur gravité noire de magistrats. Puis elle songea au coup de baguette de son mariage, à ce veuf qui s'était vendu pour l'épouser, et qui avait troqué son nom de Rougon contre ce nom de Saccard, dont les deux syllabes sèches avaient sonné à ses oreilles, les premières fois, avec la brutalité de deux râteaux ramassant de l'or; il la prenait, il la jetait dans cette vie à outrance, où sa pauvre tête se détraquait un peu plus tous les jours. Alors, elle se mit à rêver, avec une joie puérile, aux belles parties de raquette qu'elle avait faites jadis avec sa jeune sœur Christine.

      Et, quelque matin, elle s'éveillerait du rêve de jouissance qu'elle faisait depuis dix ans, folle, salie par une des spéculations de son mari, dans laquelle il se noierait lui-même. Ce fut comme un pressentiment rapide. Les arbres se lamentaient à voix plus haute. Renée, troublée par ces pensées de honte et de châtiment, céda aux instincts de vieille et honnête bourgeoisie qui dormaient au fond d'elle; elle promit à la nuit noire de s'amender, de ne plus tant dépenser pour sa toilette, de chercher quelque jeu innocent qui pût la distraire, comme aux jours heureux du pensionnat, lorsque les élèves chantaient:

      Nous n'irons plus au bois, en tournant doucement sous les platanes.

      A ce moment, Céleste, qui était descendue, rentra et murmura à l'oreille de sa maîtresse:

      – Monsieur prie madame de descendre. Il y a déjà plusieurs personnes au salon.

      Renée tressaillit. Elle n'avait pas senti l'air vif qui glaçait ses épaules. En passant devant son miroir, elle s'arrêta, se regarda d'un mouvement machinal. Elle eut un sourire involontaire, et descendit.

      En effet, presque tous les convives étaient arrivés. Il y avait en bas sa sœur Christine, une jeune fille de vingt ans, très simplement mise en mousseline blanche; sa tante Élisabeth, la veuve du notaire Aubertot, en satin noir, petite vieille de soixante ans, d'une amabilité exquise; la sœur de son mari, Sidonie Rougon, femme maigre, doucereuse, sans âge certain, au visage de cire molle, et que sa robe de couleur éteinte effaçait encore davantage; puis les Mareuil, le père, M. de Mareuil, qui venait de quitter le deuil de sa femme, un grand bel homme, vide, sérieux, ayant une ressemblance frappante avec le valet de chambre Baptiste, et la fille, cette pauvre Louise, comme on la nommait, une enfant de dix-sept ans, chétive, légèrement bossue, qui portait avec une grâce maladive une robe de foulard blanc, à pois rouges; puis tout un groupe d'hommes graves, gens très décorés, messieurs officiels à têtes blêmes et muettes, et, plus loin, un autre groupe, des jeunes hommes, l'air vicieux, le gilet largement ouvert, entourant cinq ou six dames de haute élégance, parmi lesquelles trônaient les inséparables, la petite marquise d'Espanet, en jaune, et la blonde Mme Haffner, en violet. M. de Mussy, ce cavalier au salut duquel Renée n'avait pas répondu, était là également, avec la mine inquiète d'un amant qui sent venir son congé. Et, au milieu des longues traînes étalées sur le tapis, deux entrepreneurs, deux maçons enrichis, les Mignon et Charrier, avec lesquels Saccard devait terminer une affaire le lendemain, promenaient lourdement leurs fortes bottes, les mains derrière le dos, crevant dans leur habit noir.

      Aristide Saccard, debout auprès de la porte, tout en pérorant devant le groupe des hommes graves, avec son nasillement et sa verve de méridional, trouvait le moyen de saluer les personnes qui arrivaient. Il leur serrait la main, leur adressait des paroles aimables. Petit, la mine chafouine, il se pliait comme une marionnette; et, de toute sa personne grêle, rusée, noirâtre, ce qu'on voyait le mieux, c'était la tache rouge du ruban de la Légion d'honneur, qu'il portait très large.

      Quand Renée entra, il y eut un murmure d'admiration.

      Elle était vraiment divine. Sur une première jupe de tulle, garnie, derrière, d'un flot de volants, elle portait une tunique de satin vert tendre, bordée d'une haute dentelle d'Angleterre, relevée et attachée par de grosses touffes de violettes; un seul volant garnissait le devant de la jupe où des bouquets de violettes, reliés par des guirlandes de lierre, fixaient une légère draperie de mousseline. Les grâces de la tête et du corsage étaient adorables, au-dessus de ces jupes d'une ampleur royale et d'une richesse un peu chargée. Décolletée jusqu'à la pointe des seins, les bras découverts avec des touffes de violettes sur les épaules, la jeune femme semblait sortir toute nue de sa gaine de tulle et de satin, pareille à une de ces nymphes dont le buste se dégage des chênes sacrés; et sa gorge blanche, son corps souple, était déjà si heureux de sa demi-liberté, que le regard s'attendait toujours à voir peu à peu le corsage et les jupes glisser, comme le vêtement d'une baigneuse folle de sa chair.

      Sa coiffure haute, ses fins cheveux jaunes retroussés en forme de casque, et dans lesquels courait une branche de lierre, retenue par un nœud de violettes, augmentaient encore sa nudité, en découvrant sa nuque que des poils follets, semblables à des fils d'or, ombraient légèrement.

      Elle avait, au cou, une rivière à pendeloques, d'une eau admirable, et, sur le front, une aigrette faite de brins d'argent, constellés de diamants. Et elle resta ainsi quelques secondes sur le seuil, debout dans sa toilette magnifique, les épaules moirées par les clartés chaudes.

      Comme elle avait descendu vite, elle soufflait un peu.

      Ses yeux, que le noir du parc Monceau avait emplis d'ombre, clignaient devant ce flot brusque de lumière, lui donnaient cet air hésitant des myopes, qui était chez elle une grâce.

      En l'apercevant, la petite marquise se leva vivement, courut à elle, lui prit les deux mains; et, tout en l'examinant des pieds à la tête, elle murmurait d'une voix flûtée:

      – Ah! chère belle, chère belle…

      Cependant, il y eut un grand mouvement, tous les convives vinrent saluer la belle Mme Saccard, comme on nommait Renée dans le monde. Elle toucha la main presque à tous les hommes. Puis elle embrassa Christine, en lui demandant des nouvelles de son père, qui ne venait jamais à l'hôtel du parc Monceau. Et elle restait debout, souriante, saluant encore de la tête, les bras mollement arrondis, devant le cercle des dames qui regardaient curieusement la rivière et l'aigrette.

      La blonde Mme Haffner ne put résister à la tentation; elle s'approcha, regarda longuement les bijoux, et dit d'une voix jalouse:

      – C'est la rivière et l'aigrette, n'est-ce pas?..

      Renée lit un signe affirmatif. Alors toutes les femmes se répandirent en éloges; les bijoux étaient ravissants, divins; puis elles en vinrent à parler, avec une admiration pleine d'envie, de la vente de Laure d'Aurigny, dans laquelle Saccard les avait achetés pour sa femme; elles se plaignirent de ce que ces filles enlevaient les plus belles choses, bientôt il n'y aurait plus de diamants pour les honnêtes femmes. Et, dans leurs plaintes, perçait le désir de sentir sur leur peau nue un de ces bijoux que tout Paris avait vus aux épaules d'une impure illustre, et qui leur conteraient peut-être à l'oreille les scandales des alcôves où s'arrêtaient si complaisamment leurs rêves de grandes dames. Elles connaissaient les gros prix, elles citèrent un superbe cachemire, des dentelles magnifiques. L'aigrette avait coûté quinze mille francs, la rivière cinquante mille francs. Mme d'Espanet était enthousiasmée par ces chiffres. Elle appela Saccard, elle lui cria:

      – Venez donc qu'on vous félicite! Voilà un bon mari!

      Aristide Saccard s'approcha, s'inclina, fit de la modestie. Mais son visage grimaçant trahissait une satisfaction vive. Et il regardait du coin de l'œil les deux entrepreneurs, les deux maçons enrichis, plantés à quelques pas, écoutant sonner les chiffres de quinze mille et de cinquante mille francs, avec un respect visible.

      A ce moment, Maxime, qui venait d'entrer, adorablement pincé dans son habit noir, s'appuya avec familiarité sur l'épaule de son père, et lui parla bas, comme à un camarade, en lui désignant les maçons d'un regard. Saccard eut le sourire discret d'un acteur applaudi.

      Quelques convives arrivèrent encore. Il y avait au moins une trentaine de personnes dans le salon. Les conversations reprirent; pendant les moments de silence, on entendait, derrière les murs, des bruits légers de vaisselle et d'argenterie. Enfin, Baptiste ouvrit une porte à deux battants, et, majestueusement,