Emile Zola

Le Rêve


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leurs mains, ainsi que des agneaux. Le gril de saint Laurent lui est d'une fraîcheur agréable. Il crie: «Malheur, tu as pris une partie, retourne l'autre et puis mange, car elle est assez Rôtie.» Cécile, mise en un bain tout bouillant, «est toute ainsi comme en un froid lieu et ne sentit qu'un peu de sueur».

      Christine déconcerte les supplices: son père la fait battre par douze hommes qui succombent de fatigue; un autre bourreau lui succède, l'attache sur une roue, allume du feu dessous, et la flamme s'étend, dévore quinze cents personnes; il la jette à la mer, une pierre au col, mais les anges la soutiennent, Jésus vient la baptiser en personne, puis la confie à saint Michel pour qu'il la ramène à terre; un autre bourreau enfin l'enferme avec des vipères qui s'enroulent d'une caresse à sa gorge, la laisse cinq jours dans un four, où elle chante, sans éprouver aucun mal. Vincent, qui en subit plus encore, ne parvient pas à souffrir: on lui rompt les membres; on lui déchire les côtes avec des peignes de fer jusqu'à ce que les entrailles sortent; on le larde d'aiguilles; on le jette sur un brasier que ses plaies inondent de sang; on le remet en prison, les pieds cloués contre un poteau; et, dépecé, rôti, le ventre ouvert, il vit toujours; et ses tortures sont changées en suavité de fleurs, une grande lumière emplit le cachot; des anges chantent avec lui, sur une couche de roses. Le doux son du chant et la suave odeur des fleurs s'entendirent par dehors, et quand les gardes eurent vus, ils se convertirent à la foi, et quand Dacien entendit cette chose, il fut tout pris et dis: «Que lui ferons nous plus, nous sommes vaincus.» Tel est le cri des tourmenteurs, cela ne peut finir que par leur conversion ou par leur mort. Leurs mains sont frappées de paralysie. Ils périssent violemment, des arêtes de poisson les étranglent, des coups de foudre les écrasent, leurs chars se brisent. Et les cachots des saints resplendissent tous, Marie et les apôtres y pénètrent à l'aise, au travers des murs.

      Des secours continuels, des apparitions descendent du ciel ouvert, où Dieu se montre, tenant une couronne de pierreries.

      Aussi la mort est-elle joyeuse, ils la défient, les parents se réjouissent, lorsqu'un des leurs succombe. Sur le mont Ararat, dix mille crucifiés expirent. Près de Cologne, les onze mille vierges se font massacrer par les Huns. Dans les cirques, les os craquent sous la dent des bêtes. À trois ans, Quirique, que le Saint-Esprit fait parler comme un homme, souffre le martyre. Des enfants à la mamelle injurient les bourreaux. Un dédain, un dégoût de la chair, de la loque humaine, aiguise la douleur d'une volupté céleste. Qu'on la déchire, qu'on la broie, qu'on la brûle, cela est bon; encore et encore, jamais elle n'agonisera assez; et ils appellent tous le fer, l'épée dans la gorge, qui seule les tue. Eulalie, sur son bûcher, au milieu d'une populace aveugle qui l'outrage, aspire la flamme pour mourir plus vite. Dieu l'exauce, une colombe blanche sort de sa bouche et monte au ciel. À ces lectures, Angélique s'émerveillait. Tant d'abominations et cette joie triomphale la ravissaient d'aise, au-dessus du réel. Mais d'autres coins de la Légende, plus doux, l'amusaient aussi, les bêtes par exemple, toute l'arche qui s'y agite.

      Elle s'intéressait aux corbeaux et aux aigles chargés de nourrir les ermites. Puis, que de belles histoires sur les lions! le lion serviable qui creuse la fosse de Marie l'Égyptienne; le lion flamboyant qui garde la porte des vilaines maisons, lorsque les proconsuls y font conduire les vierges; et encore le lion de Jérôme, à qui l'on a confié un âne, qui le laisse voler, puis qui le ramène.

      Il y avait aussi le loup, frappé de contrition, rapportant un pourceau dérobé. Bernard excommunie les mouches, lesquelles tombent mortes. Remi et Blaise nourrissent les oiseaux à leur table, les bénissent et leur rendent la santé. François, «plein de très grande simplesse columbine», les prêche, les exhorte à aimer Dieu. «Un oiseau qui se nomme cigale était en un figuier, et François tendit sa main et appela à lui l'oiseau, et tantôt il obéît et vint sur sa main. Et il lui dit: Chante, ma sœur, et loue notre Seigneur. Et donc chanta incontinent, et ne s'en alla devant quelle eut congé.» C'était là, pour Angélique, un continuel sujet de récréation, qui lui donnait l'idée d'appeler les hirondelles, curieuse de voir si elles viendraient. Ensuite, il y avait des histoires qu'elle ne pouvait relire sans être malade, tant elle riait. Christophe, le bon géant, qui porta Jésus, l'égayait aux larmes. Elle étouffait, à la mésaventure du gouverneur avec les trois chambrières d'Anastasie, quand il va les trouver dans la cuisine et qu'il baise les poêles et les chaudrons, en croyant les embrasser. «Il s'assit dehors très noir et très laid et ses vêtements défaits. Et quant ses serviteurs qui l'attendaient dehors le virent ainsi tourné, si se pensèrent qu'il était tourné en diable. Lors le battirent de verges et s'enfuirent et le laissèrent tout seul.» Mais où le fou rire la prenait, c'était lorsqu'on tapait sur le diable, Julienne surtout, qui, tentée par lui dans son cachot, lui administra une si extraordinaire raclée avec sa chaîne. «Alors commanda le Prévost que Julienne fut amenée, et quand elle s'assit elle traînait le diable après elle, et il pria disant: Ma dame Julienne, ne me faites plus de mal. Si le traîna ainsi par tout le marché, et après le jeta en une fosse.» Ou encore elle répétait aux Hubert, en brodant, des légendes plus intéressantes que des contes de fées. Elle les avait lues tant de fois, qu'elle les savait par cœur: la légende des Sept Dormants, qui, fuyant la persécution, murés dans une caverne, y dormirent trois cent soixante-dix-sept ans, et dont le réveil étonna si fort l'empereur Théodose; la légende de saint Clément, des aventures sans fin, imprévues et attendrissantes, toute une famille, le père, la mère, les trois fils, séparés par de grands malheurs et finalement réunis, à travers les plus beaux miracles. Ses pleurs coulaient, elle en rêvait la nuit, elle revivait plus que dans ce monde tragique et triomphant du prodige, au pays surnaturel de toutes les vertus, récompensées de toutes les joies.

      Lorsque Angélique fit sa première communion, il lui sembla qu'elle marchait comme les saintes, à deux coudées de terre.

      Elle était une jeune chrétienne de la primitive Église, elle se remettait aux mains de Dieu, ayant appris dans le livre qu'elle ne pouvait être, sauvée sans la grâce. Les Hubert pratiquaient, simplement la messe le dimanche, la communion aux grandes fêtes; et cela avec la foi tranquille des humbles, un peu aussi par tradition et pour leur clientèle, les chasubliers ayant de père en fils fait leurs pâques. Hubert, lui, s'interrompait parfois de tendre un métier, pour écouter l'enfant lire ses légendes, dont il frémissait avec elle, les cheveux envolés au léger souffle de l'invisible. Il avait de sa passion, il pleura, lorsqu'il la vit en robe blanche. Cette journée fut comme un songe, tous les deux revinrent de l'église, étonnés et las. Il fallut qu'Hubertine les grondât, le soir, elle raisonnable qui condamnait l'exagération, même dans les bonnes choses. Dès lors, elle dut combattre le zèle d'Angélique, surtout l'emportement de charité dont celle-ci était prise. François avait la pauvreté pour maîtresse, Julien l'Aumônier appelait les pauvres ses seigneurs, Gervais et Protais leur lavaient les pieds, Martin partageait avec eux son manteau. Et l'enfant, à l'exemple de Luce, voulait tout vendre pour tout donner. Elle s'était dépouillée d'abord de ses menues affaires, ensuite elle avait commencé à piller la maison. Mais le comble devint qu'elle donnait à des indignes, sans discernement, les mains ouvertes. Un soir, le surlendemain de la première communion, réprimandée pour avoir jeté par la fenêtre du linge à une ivrognesse, elle retomba dans ses anciennes violences, elle eut un accès terrible. Puis, écrasée de honte, malade, elle garda le lit trois jours.

      Cependant, les semaines, les mois coulaient. Deux années s'étaient passées, Angélique avait quatorze ans et devenait femme.

      Quand elle lisait la Légende, ses oreilles bourdonnaient, le sang battait dans les petites veines bleues de ses tempes; et, maintenant, elle se prenait d'une tendresse fraternelle pour les vierges.

      Virginité est sœur des anges, possession de tout bien, défaite du diable, seigneurie de foi. Elle donne la grâce, elle est l'invincible perfection. Le Saint-Esprit rend Luce si pesante, que mille hommes et cinq paires de bœufs, sur l'ordre du proconsul, ne peuvent la traîner à un mauvais lieu. Un gouverneur, qui veut embrasser Anastasie, devient aveugle. Dans les supplices, la candeur des vierges éclate, leurs chairs très blanches, labourées par les peignes de fer, laissent ruisseler des fleuves de lait, au lieu de sang. À dix reprises, revient l'histoire de la jeune chrétienne, fuyant sa famille, cachée sous une robe de moine, qu'on accuse d'avoir mis à mal une fille du voisinage, qui souffre la calomnie sans se disculper, puis