Emile Zola

L'Œuvre


Скачать книгу

onze heures! qui diable est-ce donc?» Il courut ouvrir, on l'entendit jeter une exclamation joyeuse. Déjà, il revenait, ouvrant la porte toute grande, disant:

      «Ah! que c'est gentil de nous aimer un peu et de nous surprendre!.. Bongrand, messieurs!» Le grand peintre, que le maître de la maison annonçait ainsi, avec une familiarité respectueuse, s'avança, les mains tendues. Tous se levèrent vivement, émotionnés, heureux de cette poignée de main si large et si cordiale. C'était un gros homme de quarante-cinq ans, la face tourmentée, sous de longs cheveux gris. Il venait d'entrer à l'Institut, et le simple veston d'alpaga qu'il portait avait à la boutonnière une rosette d'officier de la Légion d'honneur.

      Mais il aimait la jeunesse, ses meilleures escapades étaient de tomber là, de loin en loin, pour fumer une pipe, au milieu de ces débutants, dont la flamme le réchauffait.

      «Je vais faire le thé», cria Sandoz.

      Et, quand il revint de la cuisine avec la théière et les tasses, il trouva Bongrand installé, à califourchon sur une chaise, fumant sa courte pipe de terre, dans le vacarme qui avait repris. Bongrand lui-même parlait d'une voix de tonnerre, petit-fils d'un fermier beauceron, fils d'un père bourgeois, de sang paysan, affiné par une mère très artiste. Il était riche, n'avait pas besoin de vendre, et gardait des goûts et des opinions de bohème. «Leur jury, ah bien! j'aime mieux crever que d'en être! disait-il Avec de grands gestes. Est-ce que je suis un bourreau pour flanquer dehors de pauvres diables, qui ont souvent leur pain à gagner? – Cependant, fit remarquer Claude, vous pourriez nous rendre un fameux service, en y défendant nos tableaux.

      – Moi, laissez donc! je vous compromettrais… Je ne compte pas, je ne suis personne.» Il y eut une clameur de protestation, Fagerolles lança d'une voix aiguë:

      «Alors, si le peintre de la Noce au village ne compte pas!» Mais Bongrand s'emportait, debout, le sang aux joues.

      «Fichez-moi la paix, hein! avec la Noce. Elle commence à m'embêter, la Noce, je vous en avertis… Vraiment, elle tourne pour moi au cauchemar, depuis qu'on l'a mise au musée du Luxembourg.» Cette Noce au village restait jusque-là son chef-d'œuvre: une noce débandée à travers les blés, des paysans étudiés de près, et très vrais, qui avaient une allure épique de héros d'Homère. De ce tableau datait une évolution, car il avait apporté une formule nouvelle. À la suite de Delacroix, et parallèlement à Courbet, c'était un romantisme tempéré de logique, avec plus d'exactitude dans l'observation, plus de perfection dans la facture, sans que la nature y fût encore abordée de front, sous les crudités du plein air. Pourtant, toute la jeune école se réclamait de cet art.

      «Il n'y a rien de beau, dit Claude, comme les deux premiers groupes, le joueur de violon, puis la mariée avec le vieux paysan.

      – Et la grande paysanne, donc, s'écria Mahoudeau, celle qui se retourne et qui appelle d'un geste!.. J'avais envie de la prendre pour une statue.

      – Et le coup de vent dans les blés, ajouta Gagnière, et les deux tâches si jolies de la fille et du garçon qui se poussent, très loin!».

      Bongrand écoutait d'un air gêné, avec un sourire de souffrance. Comme Fagerolles lui demandait ce qu'il faisait en ce moment, il répondit avec un haussement d'épaules:

      «Mon Dieu! rien, des petites choses… Je n'exposerai pas, je voudrais trouver un coup… Ah! que vous êtes heureux, vous autres, d'être encore au pied de la montagne! On a de si bonnes jambes, on est si brave, quand il s'agit de monter là-haut! Et puis, lorsqu'on y est, va te faire fiche! les embêtements commencent. Une vraie torture, et des coups de poing, et des efforts sans cesse renaissants, dans la crainte d'en dégringoler trop vite!.. Ma parole! on préférerait être en bas, pour avoir tout à faire… Riez, vous verrez, vous verrez un jour!» La bande riait, en effet, croyant à un paradoxe, à une pose d'homme célèbre, qu'elle excusait d'ailleurs. Est-ce que la suprême joie n'était pas d'être salué comme lui du nom de maître? Les deux bras appuyés au dossier de sa chaise, il renonça à se faire comprendre, il les écouta, silencieux, en tirant de sa pipe de lentes fumées.

      Cependant, Dubuche, qui avait des qualités d'homme de ménage, aidait Sandoz à servir le thé. Et le vacarme continua. Fagerolles racontait une histoire impayable du père Malgras, une cousine à sa femme, qu'il prêtait, quand on voulait bien lui en faire une académie. Puis, la conversation tomba sur les modèles, Mahoudeau était furieux, parce que les beaux ventres s'en allaient: impossible d'avoir une fille avec un ventre propre. Mais, brusquement, le tumulte grandit, on félicitait Gagnière au sujet d'un amateur qu'il avait connu à la musique du Palais-Royal, un petit rentier maniaque dont l'unique débauche était d'acheter de la peinture. En riant, les autres demandaient l'adresse. Tous les marchands furent conspués, il était vraiment fâcheux que l'amateur se défiât du peintre, au point de vouloir absolument passer par un intermédiaire, dans l'espoir d'obtenir un rabais. Cette question du pain les excitait encore. Claude montrait un beau mépris: on était volé, eh bien! qu'est-ce que ça fichait, si l'on avait fait un chef-d'œuvre, et que l'on eût seulement de l'eau à boire? Jory, ayant de nouveau exprimé des idées basses de lucre, souleva une indignation. À la porte, le journaliste! On lui posait des questions sévères: est-ce qu'il vendrait sa plume? est-ce qu'il ne se couperait pas le poignet, plutôt que d'écrire le contraire de sa pensée? Du reste, on n'écouta pas sa réponse, la fièvre montait toujours, c'était maintenant la belle folie des vingt ans, le dédain du monde entier, la seule passion de l'œuvre, dégagée des infirmités humaines, mise en l'air comme un soleil.

      Quel désir! se perdre, se consumer dans ce brasier qu'ils allumaient! Bongrand, jusque-là immobile, eut un geste vague de souffrance, devant cette confiance illimitée, cette joie bruyante de l'assaut. Il oubliait les cent toiles qui avaient fait sa gloire, il pensait à l'accouchement de l'œuvre dont il venait de laisser l'ébauche sur son chevalet. Et, retirant de la bouche sa petite pipe, il murmura, les yeux mouillés d'attendrissement: «Oh! jeunesse, jeunesse!» Jusqu'à deux heures du matin, Sandoz, qui se multipliait, remit de l'eau chaude dans la théière. On n'entendait plus monter du quartier, anéanti de sommeil, que les jurements d'une chatte en folie. Tous divaguaient, grisés de paroles, la gorge arrachée, les yeux brûlés; et lui, lorsqu'ils se décidèrent enfin à partir, prit la lampe, les éclaira par-dessus la rampe de l'escalier, en disant très bas:

      «Ne faites pas de bruit, ma mère dort.» La dégringolade assourdie des souliers le long des marches alla en s'affaiblissant, et la maison retomba dans un grand silence. Quatre heures sonnaient. Claude, qui accompagnait Bongrand, causait toujours, à travers les rues désertes. Il ne voulait pas se coucher, il attendait le soleil, avec une rage d'impatience, pour se remettre à son tableau. Cette fois, il était certain de faire un chef-d'œuvre, exalté par cette bonne journée de camaraderie, la tête douloureuse et grosse d'un monde. Enfin, il avait trouvé la peinture, il se voyait rentrant dans son atelier comme on retourne chez une femme adorée, le cœur battant à grands coups, désespéré maintenant de cette absence d'un jour, qui lui semblait un abandon sans fin; et il allait droit à sa toile, et en une séance il réalisait son rêve. Cependant, tous les vingt pas, à la clarté vacillante des becs de gaz, Bongrand l'arrêtait par un bouton de son paletot, en lui répétant que cette sacrée peinture était un métier du tonnerre de Dieu. Ainsi, lui, Bongrand, avait beau être un malin, il n'y entendait rien encore. À chaque œuvre nouvelle, il débutait, c'était à se casser la tête contre les murs. Le ciel s'éclairait, des maraîchers commençaient à descendre vers les Halles. Et l'un et l'autre continuaient à vaguer, chacun parlant pour lui, très haut, sous les étoiles pâlissantes.

      IV

      Six semaines plus tard, Claude peignait un matin dans un flot de soleil qui tombait par la baie vitrée de l'atelier.

      De pluies continues avaient attristé le milieu d'août, et le courage au travail lui revenait avec le ciel bleu. Son grand tableau n'avançait guère, il s'y appliquait pendant de longues matinées silencieuses, en artiste combattu et obstiné.

      On frappa. Il crut que c'était Mme Joseph, la concierge, qui lui montait son déjeuner; et, comme la clef restait toujours sur la porte, il cria simplement:

      «Entrez!»