Anton Soliman

Le Grand Ski-Lift


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      Oskar entra, pendant que l’homme courait allumer les lumières. Il régnait une odeur de soupe. Le patron le fit installer dans la salle à manger : des tables étaient entassées dans un coin, les carreaux du sol révélaient leur piètre qualité, la cheminée éteinte n’avait sûrement jamais fonctionné. Elle avait l’air factice… L’hôtel, récent, était vraiment laid.

      Le patron passa en cuisine pour voir ce qui pouvait être servi pour le dîner. Oskar remarqua que la salle à manger avait été accolée à une construction plus ancienne. Les murs mitoyens de l’aile privée étaient anciens, et la porte d’où provenait l’odeur de soupe était d’un vieux bois, peut-être un chêne abattu plusieurs siècles auparavant.

      Il faisait froid dans la salle à manger, et cette attente prolongée le mit mal à l’aise. Il était transi, mais surtout déçu par ce premier jour de vacances. Quelques minutes après, dans un bruissement, une silhouette féminine glissa par la vieille porte qui séparait la partie privée des pièces de l’hôtel.

      La silhouette était élancée. On entendit une voix l’appeler.

      Le patron revint, l’air satisfait :

      â€” Mon cher Monsieur, vous avez de la chance ! Ce soir nous avons une excellente soupe, de la viande cuisinée aux choux et les fromages de la maison.

      â€” Je vous demande pardon, fit Oskar en s’éclaircissant la voix, qui résonna dans la pièce vide, c’est un vrai frigo, ici ; j’ai froid jusque dans les os, maintenant… Il n’y aurait pas, par hasard, une pièce plus chaude où manger ?

      L'homme fut gêné.

      â€” Vous avez tout à fait raison. On a allumé un gros poêle dans votre chambre, et tout ira bien pour cette nuit. Mais c’est vrai qu’il fait froid ici… On travaille peu en hiver, on n’a que quelques représentants qui viennent de temps en temps. Vous verrez, ça ira mieux après un bon repas, conclut-il dans un sourire.

      Remarquant tous les détails minables de la salle à manger, Oskar pensa que de toute façon tous les lieux d’hébergement étaient affreux. Il n’y avait rien, ici, qui puisse s’harmoniser avec son passé ou ouvrir une fenêtre sur l’avenir. Où qu’ils soient, les hommes ont toujours besoin de dénicher une trace d’eux-mêmes. Pourquoi dans l’avenir ? Parce qu’il n’y a aucune différence entre passé et avenir dans ce type de recherches. On peut très bien se perdre dans l’avenir aussi.

      La rouille spirituelle d’Oskar venait peut-être de cette donnée initiale opaque : les circonstances dans lesquelles il avait glissé de l’autre côté du Mur dont son Être originel s’était échappé. Un événement remontant à l’enfance, sans aucun doute. Tout se passe dans l’enfance, quand tout se montre sous son vrai jour, quand règne une grande Unité et que les événements se succèdent l’un après l’autre, comme un paysage vu d’un train.

      Oskar pensait souvent à ce qui s’était passé pendant ces années-là ; il était maintenant certain d’avoir un jour versé dans une distraction extrême. Ça avait pu se passer dans la rue, en regardant un chien, peut-être, ou chez le boulanger, ou même au cinéma. Peut-être qu’un matin, il s’était levé à l’aube et s’était regardé dans la glace avec trop d’intensité : son Être réfléchi s’était trop éloigné, et lui, il s’était perdu pour toujours dans l’espace des Symboles…

      â€” Vous avez raison, Monsieur, il fait froid ici, et j’ai peur que le radiateur électrique ne puisse pas réchauffer la pièce. Venez manger avec nous à la cuisine ! J’espère que ça ne vous gêne pas.

      C’était la silhouette féminine qu’il avait aperçue dans la pénombre. Une jeune femme soignée, à la chevelure nouée en deux tresses exactement réparties ; le col d’une chemise blanche dépassait de sa robe bleue. Une image réconfortante qui, à ce moment, plut à Oskar.

      â€” Je vous remercie, Mademoiselle, je crois que c’est une bonne idée. Ici il fait un froid insupportable qui m’est rentré jusque dans les os !

      La jeune femme ouvrit une porte et le fit passer dans un couloir étroit qui conduisait à la cuisine. C’était une très grande pièce ; au centre, un poêle bon marché était allumé, couvert de casseroles fumantes. Le patron, sa femme et une petite vieille silencieuse mangeaient autour d’une table déjà dressée. Il faisait bien chaud. On était sûrement dans la partie ancienne de l’établissement.

      â€” Installez-vous, je vous en prie ! dit le patron avec un large sourire, ma fille a raison, il fait trop froid dans la salle à manger. Vous savez, je vous aurais bien invité tout de suite, mais je me demandais si ça ne vous aurait pas gêné.

      Oskar s’assit en bout de table, pendant que la patronne lui servait une soupe bouillante.

      â€” C’est très chaleureux, ici, Monsieur… ? dit-il en lançant un coup d’œil au plafond de bois.

      â€” Je m’appelle Ignazio. Je vous présente ma femme, Margherita, ma fille Clara, et cette vieille dame est ma mère.

      Ils lui sourirent tous ; Clara lui servit de la bière en s’asseyant à côté de lui, une expression satisfaite sur le visage.

      Oskar commença à manger de bon appétit, et sentit aussitôt se libérer en lui une forte chaleur qui l’anima, le rendant même euphorique.

      Il était assis à une place de choix, et les personnes autour de la table semblaient intriguées, prêtes à l’écouter. Il était sûr que l’atmosphère qui s’était installée était favorable pour pouvoir se mettre en scène dans un milieu nouveau. Une bonne occasion pour se mettre en valeur sous son meilleur jour : des images de lui-même complètement idéalisées et déformées par la mémoire.

      â€” Comment êtes-vous tombé dans ce village perdu au milieu des montagnes ? Vous êtes venu ici par hasard ? demanda la femme du patron.

      â€” Exactement ! Je suis ici pour des vacances. C’est un ami passionné de montagne qui m’a conseillé Valle Chiara…

      Il fit une pause imperceptible avant d’ajouter :

      â€” Mais je m’attendais à quelque chose de différent.

      â€” Que voulez-vous dire, Monsieur ? demanda la jeune femme.

      â€” Je vous en prie, appelez-moi par mon nom. Je m’appelle Oskar -il but une gorgée de bière- eh bien, je m’attendais à un endroit insolite, parce ce que cet ami n’aime pas les choses conventionnelles … Il apprécierait votre cuisine, par exemple. Mais quand je suis arrivé au village et que j’ai vu l’esplanade avec les installations de remontée, j’ai été déçu. Le paysage est déprimant, il ne promet rien de bien divertissant. Je ne voudrais pas vous offenser, messieurs-dames, mais j’oserais dire que Valle Chiara est un endroit oublié des Dieux.

      Ils approuvèrent tous trois, l’incitant à poursuivre avec encore plus d’assurance :

      â€” En somme, comment peut-on prétendre que cette esplanade boueuse soit une liaison pour rejoindre le Grand Ski-lift ? Il pleut, ici, il n’y a pas de neige,