Nicky Persico

La Danse Des Ombres


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de plus précieux sur cette planète. Tout le monde m’a sous les yeux, et pourtant personne ne me remarque. Mais toi tu m’as gardée avec toi, sage que tu es. Sage et triste à la fois.»

      Ah ça oui, il s’en souvenait bien. Tant des mots que de la délicatesse. En même temps, elle avait remarqué sa tristesse et en fut attendrie. Tandis que les autres, les humains, répondaient par la méfiance à son repli sur lui-même. Parfois même avec dureté. Et en retour il se durcissait encore plus, et les gens à leur tour réagissaient encore plus durement.

       Jusqu’à ce qu’il soit obligé de se renfermer sur lui-même, pour se défendre: pour survivre.

      Et il se retrouva seul.

      Cette perle transparente, en revanche, avait ouvert son esprit à un autre univers: le monde des choses qu’il croyait inanimées. C’est ainsi que les hommes les appellent.

      Ces idiots.

      Idiots et ingrats.

      L’eau et lui se comprenaient au sujet de l’humanité tout entière. Qu’avait-il retiré de cette vie?Désillusions, rancœurs, trahisons, opportunismes: tout ceci mis bout à bout le faisait arriver jusqu’en Chine.

      Les hommes ne voulaient plus de lui? Très bien: lui non plus ne voulait plus d’eux. Et puis parfois, les histoires que l’eau racontait étaient réellement passionnantes. Comme ce matin nuageux où elle se mit à relater la fois où elle avait été la partie liquide de l’œil d’un dinosaure, et à décrire ce qu’elle voyait de la planète: des couchers de soleil embrasés d’une couleur rubis intense sans pareil, des silences profonds comme il n’en existe plus, de puissants grondements et des éclairs de lumière aveuglants.

      Que d’aventures, à en avoir le souffle coupé.

      Une autre fois encore, elle raconta avoir été le sang d’une guerrière amoureuse: une femme qui s’était déguisée afin de suivre l’armée de son bien-aimé dans la forêt et pouvoir ainsi veiller sur lui et être à ses côtés en secret. La goutte raconta comment, par un matin ensoleillé, celle-ci se sacrifia pour lui, ce qu’il ignora pour le restant de ses jours. Après des jours de marche et de campements, au lever du jour, un affrontement avec l’ennemi. Pendant la bataille, faisant fi des bruits métalliques et des marteaux brisant crânes et os, des hurlements déchirants et des lames qui lacéraient les chairs, elle se tenait toujours non loin de lui, mais deux ou trois pas en arrière pour n’être ni vue ni reconnue. Et soudain, féline et déterminée, elle fit obstacle à une lance pointue qu’elle vit juste à temps fondre du ciel, sans bruit: afin de le sauver, elle choisit d’en être elle-même transpercée.

      Un cri de gorge étouffé.

      Il eut ainsi la vie sauve, tandis qu’elle, gisant à terre, souriait au ciel et à la mort en murmurant son nom. La goutte fut expulsée dans le flot de sang qui jaillit de sa poitrine à travers l’entaille faite par la pointe acérée qui lui fendit atrocement le sternum. De la pierre polie sur laquelle elle vint finir sa course, la goutte put observer les yeux de la femme, grands ouverts et sereins, alors qu’elle rendait son dernier soupir: ils demeurèrent cristallisés sur la voûte céleste, les iris rivés vers l’infini.

      La goutte n’avait jamais appartenu à une vie dont le pouls battait si fort, elle ajouta: «Son cœur était vaillant, elle était dotée d’une grande force intérieure, inconnue de moi jusqu’alors et que je n’ai jamais plus retrouvé chez aucun être vivant dont j’ai été la lymphe.»

      Oh oui, elle avait vu tant de choses, cette précieuse substance. Et comme elle en décrivait bien les sensations, les nuances. Les chromatismes de l’âme, sans nul doute. Et il avait réussi à se convaincre que cette goutte d’eau devait en avoir une, elle aussi: grande, et belle. C’est pour cette raison qu’il avait eu si peur à l’idée de l’avoir perdue à jamais. Cela aurait été comme trahir quelqu’un à qui l’on tient vraiment, ce qui revient à se trahir soi-même: rompre un équilibre universel de confiance qu’il est impossible de retrouver.

      Ragaillardi, il regarda autour de lui.

      Il était arrivé, qui sait comment, dans une très vieille gare. Il l’avait tout de suite compris à l’odeur de fer, de bois et de pierres. Cette odeur, il la connaissait bien. Il en prit conscience précisément car elle lui était familière et en fut surpris: celle-ci n’existait plus dans les gares d’aujourd’hui. Mais il l’avait connue lorsqu’il était enfant, oui.

      Il ferma les yeux et inspira à nouveau: mais oui, c’était ça!

      Les choses. Les choses.

      Elles savent revenir à notre mémoire, les choses. De mille et une façons: même par les odeurs. Durant toute la vie.

      Et ces senteurs éveillèrent d’autres souvenirs. Des fragments d’enfance, lorsqu’il restait dans la gare, devant ce qui le laissait ébaubi: les bruits, le lointain coup de sifflet, le crissement des freins, la fumée. Et quand il rentrait à la maison, le soir, avant de dormir, il en rêvait.

      Il rêvait qu’il montait, un jour, sur un de ces wagons fascinants et mystérieux. Il rêvait du chef de gare avec son panneau et son sifflet, du train qui lançait des bouffées de fumée, lui saluant les personnes et la partie de lui qui restait en ce lieu.

      Il rouvrit les yeux, se leva du banc, et parcourut le quai.

      Un vieux réverbère suspendu, renvoyant une faible lumière, se balançait en grinçant: c’était elle, la lumière qu’il avait suivie.

      Il atteignit un petit bâtiment aux murs lézardés: de l’intérieur provenait une lueur. Il franchit le seuil.

      De quelle gare s’agissait-il?

      Oh, bien sûr, il ne prenait plus le train depuis si longtemps, sinon dans la ville grouillante et surpeuplée. Et pourtant – pensa-t-il – des petites gares comme celles-ci, il doit y en avoir beaucoup, aux alentours.

      Il fut accueilli par un hall, peu éclairé lui aussi: devant lui, un petit guichet et une vitre avec un trou en son centre. À vrai dire, plutôt sale et éraflée par les années jusqu’à en être devenue presque opaque.

      Autour, personne, hormis un silence absolu.

      De l’autre côté de la vitre était assis un homme, portant un uniforme élimé gris tel qu’en portent les employés des chemins de fer, assorti d’une casquette tout aussi élimée. En fait, il ne semblait même pas l’avoir vu entrer, étant donné qu’il ne leva même pas les yeux. Appliqué, il s’employait à écrire quelque chose à l’aide d’un petit crayon ancien, dont il léchait de temps à autre la pointe. Geste démodé, pensa-t-il en lui-même. Il n’en demeura pas moins fasciné. C’était donner de la valeur aux choses, aux gestes, au crayon même et au papier, et par conséquent également aux mots qui allaient être reproduits avec méthode sur la feuille.

      Asdrubale s’éclaircit doucement la gorge pour attirer l’attention de l’homme, mais celui-ci, indifférent, continuait à inscrire quelque chose d’indéchiffrable sur les lignes parallèles.

      Il toqua alors poliment sur la vitre avec sa phalange, et dit «Bonsoir».

      L’homme en uniforme resta immobile mais leva le regard et répondit à son tour «Bonsoir». Il n’ajouta rien d’autre. Situation pour le moins embarrassante. Il semblait attendre que ce soit lui, un voyageur potentiel, qui poursuive la conversation.

       Quelles genres de manières étaient-ce là, étant donné que, de toute évidence, il s’agissait d’une billetterie. Et pourtant, curieusement, son comportement n’avait rien d’ouvertement grossier.

      Comme le silence se prolongeait, Asdrubale se vit contraint de poursuivre la conversation.

       «Excusez-moi. Je souhaiterais acheter un billet.»

      À ces mots, l’homme derrière la vitre s’interrompit. Il posa son crayon, releva lentement la tête et fixa Asdrubale d’un regard intense. Il se recula, posant