Gautier Judith

Mémoires d'un Éléphant blanc


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L'homme revint, mais cette fois, il n'était pas seul. En me voyant, ses compagnons, comme lui-même, se livrèrent encore à des mouvements singuliers, se jetant la face contre la terre ou pliant leur corps en deux, à plusieurs reprises.

      TANDIS QUE JE LE REGARDAIS, IL ME VIT AUSSI ET SE JETA SUR LE SOL.

      Ma stupéfaction était extrême et ma crainte diminuait. Je trouvais les hommes si jolis, si lestes dans leurs gestes, que je ne me lassai pas de les regarder.

      J'APERÇUS SUR L'AUTRE RIVE UN ÉLÉPHANT.

      Ils s'en allèrent pourtant et je ne les revis plus.

      Un soir que, solitaire, selon ma coutume, je descendais boire au lac, j'aperçus sur l'autre rive un éléphant qui me regarda aussi et bientôt me fit des signes affectueux. Cela me flatta de voir qu'il n'éprouvait pas pour moi, comme les autres, de la répulsion; qu'au contraire il semblait m'admirer et tout disposé à se lier d'amitié avec moi. Pourtant je ne le connaissais pas; il n'était certainement pas de notre harde.

      Il arracha quelques racines délicates dont nous sommes friands et me les montra, comme pour me les offrir; alors je n'hésitai plus, je me mis à la nage et je traversai le lac.

      Quand j'eus atteint l'autre rive, je fis comprendre à cet aimable étranger que je n'étais pas venu attiré par la gourmandise, mais bien pour jouir de sa compagnie. Il me força tout de même à accepter une partie de sa trouvaille et se mit gentiment à manger le reste. Puis, après quelques gambades qui me semblèrent fort gracieuses, il s'élança en avant, m'invitant par des regards aimables à l'accompagner dans sa promenade. Je ne me fis pas prier et nous nous enfonçâmes tous deux dans la forêt, courant, folâtrant, cueillant des fruits et des fleurs.

      Je prenais tant de plaisir aux gentillesses de mon nouvel ami que je ne m'aperçus pas du chemin qu'il me faisait parcourir. A un moment, cependant, je me trouvai tellement dépaysé que je m'arrêtai inquiet.

      Nous venions de déboucher dans une plaine inconnue dont les lointains se découpaient singulièrement sur le ciel; c'étaient des pointes, des monticules couleur de neige, des boules brillantes, des fumées; toutes choses qui n'étaient pas de la nature.

      En voyant mon hésitation, mon compagnon, pour la faire cesser, me donna un amical coup de trompe, assez vif cependant pour laisser deviner une vigueur peu ordinaire, mais ma défiance était éveillée, je ne fus guère convaincu par cette tape dont la peau me cuisait et je refusai d'aller plus loin.

      L'étranger poussa alors un cri prolongé auquel d'autres cris répondirent.

      Sérieusement effrayé cette fois, je me retournai brusquement vers la forêt. Une dizaine d'éléphants venaient d'en sortir et me barraient le passage.

      Celui qui m'avait ainsi dupé, sans que je puisse encore comprendre pourquoi, craignant le premier élan de ma colère, s'était prudemment éloigné; il courait devant moi avec promptitude; mais j'étais beaucoup plus grand que lui et j'aurais bientôt fait de le rejoindre. Je me lançai donc à sa poursuite, mais au moment de l'atteindre, je m'arrêtai net; il venait de franchir une porte ouverte dans une formidable palissade, faite de troncs d'arbres géants. C'était donc là qu'on voulait m'attirer, me faire prisonnier?...

      J'essayai de reculer, de m'enfuir, mais j'étais cerné par les complices de mon faux ami qui, me fouettant cruellement à coups de trompe, me forcèrent à entrer dans cet enclos dont la porte se referma aussitôt.

      En me voyant pris, je poussai mon cri de guerre; je me lançai en avant, fondant de tout mon poids sur la palissade, cherchant à la renverser; je courais comme un fou tout à l'entour, heurtant de mes défenses, saisissant de ma trompe les madriers pour essayer de les arracher; je m'acharnai surtout contre la porte; mais tout fut inutile.

      Mes adversaires, prudemment, avaient disparu; ils ne revinrent que lorsque je fus absolument épuisé, anéanti par ma rage impuissante, et, qu'immobile, baissant la tête, je m'avouai vaincu.

      Celui qui m'avait attiré dans ce piège reparut et s'approcha de moi sans crainte en traînant d'énormes chaînes, dont il m'entoura les pieds. Comme, par de sourds grondements, je lui reprochai sa perfidie, il me fit comprendre que je n'étais pas en danger et que, si je voulais me soumettre, je ne regretterais pas ma liberté perdue.

      La nuit était venue; on me laissa seul, ainsi enchaîné. Avec acharnement je travaillai à détruire ces liens, mais sans pouvoir y parvenir. Enfin, accablé de désespoir et de lassitude, je me jetai sur le sol et, bientôt, je m'endormis.

      Chapitre III

      MARCHE TRIOMPHALE

      Quand je rouvris les yeux, le soleil était levé et je vis tout autour de l'enclos, hors de ma portée, les éléphants de la veille, attachés par un pied à l'aide d'une corde, facile à rompre d'un seul effort. Avec beaucoup de satisfaction, ils mangeaient d'excellentes herbes et des racines amassées devant eux.

      J'avais trop de honte et de tristesse pour avoir faim, et je regardais d'un œil morne ces prisonniers dont je ne pouvais comprendre l'air tranquille et heureux. Lorsqu'ils eurent mangé, des hommes parurent et, loin de témoigner de la frayeur, les éléphants les saluèrent en agitant leurs oreilles et en donnant tous les signes de la joie. Chacun s'adressait à un homme spécialement, et l'homme ne s'occupait que d'un seul. Il détachait l'entrave du pied, frottait d'un onguent la peau rugueuse, puis, à un signe, le captif repliait, en arrière, un pied de devant pour que l'homme pût y monter et se hisser ainsi sur le colosse.

      Je regardai tout cela avec une si vive surprise que j'oubliai presque ma peine. Maintenant, chaque homme était assis sur le cou d'un éléphant et, l'un après l'autre, ils se mirent en marche, puis sortirent de l'enclos qui, derrière eux, fut refermé.

      Je restai seul, comme abandonné. La journée fut longue et cruelle; le soleil me brûlait, la faim et la soif commençaient à me faire souffrir. Je ne me débattais plus; mes jambes étaient meurtries par les vains efforts que j'avais faits. J'étais accablé, hébété, me considérant déjà comme mort.

      Au coucher du soleil, les éléphants revinrent, apportant chacun une charge de nourriture, et je les vis encore manger gaîment, tandis que la faim me tordait l'estomac, et que nul ne paraissait plus m'apercevoir.

      Quand la nuit tomba encore une fois, je me laissai aller à pousser des cris de douleur plus que de colère. La faim et la soif ne me permirent pas de dormir un seul instant.

      Le matin un homme s'avança vers moi. Il s'arrêta à quelque distance et se mit à me parler. Je ne comprenais pas, naturellement, ce qu'il me disait, mais la voix était douce et je me rendais compte qu'elle ne menaçait pas. Quand il n'eut plus rien à dire, il découvrit un bassin qu'il portait, empli d'une nourriture inconnue, mais dont le parfum appétissant me fit trépigner de désir. Alors, l'homme vint à ma portée et, s'agenouillant, il soutint le bassin devant moi.

      J'étais si affamé que j'oubliai tout orgueil, toute colère, et même, toute prudence, car ce que l'on m'offrait pouvait être empoisonné. En tout cas, je n'avais jamais rien goûté d'aussi délicieux et, quand le bassin fut vide, je ramassai les moindres miettes tombées sur le sol.

      J'ÉTAIS SI AFFAMÉ QUE J'OUBLIAI TOUT ORGUEIL

      L'éléphant qui m'avait capturé revint près de moi, portant sur son cou un homme. Il me fit comprendre, par de légers coups de trompe, que je devais fléchir une de mes jambes de devant, afin que