Jean de la Fontaine

Fables de La Fontaine


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donnant à leur mère tant,

       Payable quand chacune d’elles

       Ne posséderoit plus sa contingente part.

       Le père mort, les trois femelles

       Courent au testament, sans attendre plus tard.

       On le lit, on tâche d’entendre

       La volonté du testateur;

       Mais en vain: car comment comprendre

       Qu’aussitôt que chacune sœur

       Ne possédera plus sa part héréditaire,

       Il lui faudra payer sa mère?

       Ce n’est pas un fort bon moyen

       Pour payer que d’être sans bien.

       Que vouloit donc dire le père?

       L’affaire est consultée; et tous les avocats,

       Après avoir tourné le cas

       En cent et cent mille manières,

       Y jettent leur bonnet, se confessent vaincus,

       Et conseillent aux héritières

       De partager le bien sans songer au surplus.

       Quant à la somme de la veuve,

       Voici, leur dirent-ils, ce que le conseil treuve[15]: Il faut que chaque sœur se charge par traité Du tiers payable à volonté; Si mieux n’aime la mère en créer une rente, Dès le décès du mort courante. La chose ainsi réglée, on composa trois lots: En l’un, les maisons de bouteille, Les buffets dressés sous la treille, La vaisselle d’argent, les cuvettes, les brocs, Les magasins de malvoisie, Les esclaves de bouche, et pour dire en deux mots, L’attirail de la goinfrerie; Dans un autre, celui de la coquetterie, La maison de la ville et les meubles exquis, Les eunuques et les coiffeuses, Et les brodeuses, Les joyaux, les robes de prix; Dans le troisième lot, les fermes, le ménage, Les troupeaux et le pâturage, Valets et bêtes de labeur. Ces lots faits, on jugea que le sort pourroit faire Que peut-être pas une sœur N’auroit ce qui lui pourroit plaire. Ainsi chacune prit son inclination, Le tout à l’estimation. Ce fut dans la ville d’Athènes Que cette rencontre arriva. Petits et grands, tout approuva Le partage et le choix; Ésope seul trouva Qu’après bien du temps et des peines Les gens avoient pris justement Le contre-pied du testament. Si le défunt vivoit, disoit-il, que l’Attique Auroit de reproches de lui! Comment! ce peuple qui se pique D’être le plus subtil des peuples d’aujourd’hui, A si mal entendu la volonté suprême D’un testateur! Ayant ainsi parlé, Il fait le partage lui-même, Et donne à chaque sœur un lot contre son gré; Rien qui pût être convenable, Partant rien aux sœurs d’agréable. A la coquette, l’attirail Qui suit les personnes buveuses, La biberonne eut le bétail; La ménagère eut les coiffeuses. Tel fut l’avis du Phrygien, Alléguant qu’il n’étoit moyen Plus sûr pour obliger ces filles A se défaire de leur bien; Qu’elles se marîroient dans les bonnes familles Quand on leur verroit de l’argent; Paîroient leur mère tout comptant; Ne posséderoient plus les effets de leur père, Ce que disoit le testament. Le peuple s’étonna comme il se pouvoit faire Qu’un homme seul eût plus de sens Qu’une multitude de gens.

      FIN DU LIVRE DEUXIÈME.

      I

       Table des matières

      A M. D. M.[16]

      L’invention des arts étant un droit d’aînesse,

       Nous devons l’apologue à l’ancienne Grèce.

       Mais ce champ ne se peut tellement moissonner,

       Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.

       La feinte est un pays plein de terres désertes,

       Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.

       Je t’en veux dire un trait assez bien inventé;

       Autrefois à Racan Malherbe l’a conté.

       Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa lyre,

       Disciples d’Apollon, nos maîtres, pour mieux dire,

       Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins

       (Comme ils se confioient leurs pensers et leurs soins),

       Racan commence ainsi: Dites-moi, je vous prie,

       Vous qui devez savoir les choses de la vie,

       Qui par tous ses degrés avez déjà passé,

       Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé;

       A quoi me résoudrai-je? Il est temps que j’y pense.

       Vous connoissez mon bien, mon talent, ma naissance:

       Dois-je dans la province établir mon séjour,

       Prendre emploi dans l’armée, ou bien charge à la cour?

       Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes:

       La guerre a ses douceurs, l’hymen a ses alarmes.

       Si je suivois mon goût, je saurois où buter;

       Mais j’ai les miens, la cour, le peuple à contenter.

       Malherbe là-dessus: Contenter tout le monde!

       Écoutez ce récit avant que je réponde.

      J’ai lu dans quelque endroit qu’un meunier et son fils,

       L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,

       Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,

       Alloient vendre leur âne, un certain jour de foire.

       Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,

       On lui lia les pieds, on vous le suspendit;

       Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre.

       Pauvres gens! idiots! couple ignorant et rustre!

       Le premier qui les vit de rire s’éclata.

       Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là?

       Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense.

       Le meunier, à ces mots, connoît son ignorance;

       Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.

       L’âne, qui goûtoit fort l’autre façon d’aller,

       Se plaint en son patois. Le meunier n’en a cure;

       Il fait monter son fils, il suit: et d’aventure

       Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut.

       Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put:

       Oh là! oh! descendez, que l’on ne vous le dise,

       Jeune homme, qui menez laquais à barbe grise!

       C’étoit à vous de suivre, au vieillard de monter.—

       Messieurs, dit le meunier, il vous faut contenter.

       L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte;

       Quand, trois filles passant, l’une dit: C’est grand’honte