les histoires de son ami Vaunoise.
Sans doute ils ne tenaient pas encore la victoire; c'eût été trop beau pour le premier jour.
Mais enfin, la situation telle qu'elle se présentait, semblait devoir être favorable à leurs desseins.
En venant à Rome, madame Prétavoine n'avait point espéré la trouver meilleure; elle l'avait imaginée autre, mais en tout cas pas plus propice.
Ce fut ce qu'elle expliqua.
—L'un des buts de notre voyage, c'est de gagner l'appui de madame de la Roche-Odon dans l'affaire de ton mariage avec Bérengère: il faut que nous obtenions d'elle un concours qui neutralise les mauvaises dispositions du grand-père. Tout d'abord, j'avais pensé que, si l'on pouvait amener madame de la Roche-Odon à demander l'émancipation de sa fille, cela nous serait un grand avantage. En effet, Bérengère serait enlevée à son grand-père et viendrait habiter avec sa mère, de sorte que nous pourrions agir sur elle beaucoup plus facilement. Mais madame de la Roche-Odon ne voulant pas de l'émancipation, nous n'avons donc rien à attendre de ce côté et c'est d'un autre qu'il faut nous tourner; heureusement la situation telle qu'elle vient de se révéler est bonne. Il est vrai que présentement madame de la Roche-Odon, par sa liaison avec lord Harley, n'a pas besoin de sa fille. Mais que faut-il pour que cette liaison soit rompue? Alors il est évident que le jour où lord Harley verra clair, madame de la Roche-Odon n'aura plus de ressources que dans sa fille.
—Assurément.
—C'est là une force pour qui saura l'utiliser; d'autre part, nous pouvons trouver encore un appui auprès du frère de Bérengère, ce jeune Michel Sobolewski, qui m'a parlé de sa soeur d'une façon si étrange. Celui-là aussi compte sur la fortune du comte de la Roche-Odon, en même temps que sur celle que sa soeur acquerra par le mariage. En ce moment, cette fortune ne lui est pas indispensable, puisqu'il trouve, pour alimenter ses dépenses de jeu, des ressources dans la générosité de sa mère; mais comme cette mère ne possède rien par elle-même et ne donne de la main gauche que ce qu'elle reçoit de la main droite...
—Ou plutôt donne de la main droite ce qu'elle reçoit de la main gauche.
—Parfaitement, dit madame Prétavoine en riant de cette plaisanterie, il s'ensuit que le jour où madame de la Roche-Odon n'aura plus rien à donner par cette raison toute-puissante qu'elle ne recevra plus, le prince Michel, s'il veut continuer l'existence qu'il mène, ne trouvera plus de ressources qu'auprès de sa soeur; c'est alors qu'il tâchera de la marier suivant les idées qu'il m'exposait tantôt. Le mari que la mère et le fils voudront donner à Bérengère sera donc un homme en qui ils auront mis leur espérance.
La marche à suivre était donc clairement indiquée: 1° brouiller madame de la Roche-Odon et lord Harley; 2° gagner les bonnes grâces de madame de la Roche-Odon et du prince Michel.
Ah! la journée avait été réellement heureuse, et leur temps à tous deux avait été bien employé.
Cependant, au milieu de cette joie, madame Prétavoine éprouvait une contrariété assez vive.
De toutes les lettres de recommandation et de présentation dont elle s'était munie, la plus importante était celle que lui avait donnée l'abbé Guillemittes pour Mgr de la Hotoie, évêque de Nyda in partibus infidelium, préfet de la daterie apostolique, etc., etc.
Autrefois camarade de l'abbé Guillemittes, Mgr de la Hotoie était resté son ami fidèle et dévoué: c'était Mgr de la Hotoie qui avait fait obtenir un titre de monsignore à l'abbé Guillemittes, et c'était sur lui que celui-ci comptait pour devenir évêque de Condé.
Dans les entretiens qu'il avait eus avec madame Prétavoine, l'abbé Guillemittes avait recommandé à sa pénitente de ne point faire un pas à Rome sans consulter Mgr de la Hotoie, et de se laisser en tout et pour tout guider par celui-ci.
De plus, dans sa lettre il avait expliqué à son ami dans quel but madame Prétavoine entreprenait ce voyage de Rome; il lui avait dit toute l'importance du mariage qu'elle poursuivait; il lui avait montré comment elle pouvait le réaliser; et enfin en lui demandant ses conseils ainsi que son influence, il avait adroitement insinué que celui qui ferait obtenir à madame Prétavoine ce qu'elle désirait ne perdrait ni son temps ni sa peine.
En sortant de chez madame de la Roche-Odon, madame Prétavoine avait pris une voiture et s'était fait conduire chez Mgr de la Hotoie: mais celui-ci n'était pas à Rome, et tout ce qu'elle put apprendre d'un domestique qui baragouinait à peu près le français, ce fut ce renseignement désolant que «monsignore ne reviendrait pas avant douze ou quinze jours.»
Cela la mettait dans l'impossibilité de rien entreprendre, car elle était bien décidée à se conformer aux instructions de l'abbé Guillemittes et à ne pas faire un pas sans l'approbation du guide qu'il lui avait donné.
Pour son activité, pour son impatience, pour ses principes d'économie, cette inaction était exaspérante: à quoi, comment passer le temps et ne pas perdre tout à fait l'argent qu'on dépensait?
—Nous visiterons Rome, dit Aurélien.
Mais visiter les monuments est un plaisir, et ce n'était point pour son plaisir que madame Prétavoine était venue à Rome, c'était pour une affaire, au succès de laquelle on devait tout ramener.
Après avoir cherché et discuté le possible et le meilleur, il fut arrêté que pendant que madame Prétavoine ferait chaque matin pieuses stations dans l'une des 389 églises de Rome, Aurélien irait travailler à la bibliothèque du Vatican, de neuf heures à midi, temps pendant lequel elle est ouverte.
Puis, par l'entremise de Vaunoise, Aurélien ferait demander une audience au Saint-Père, afin de recevoir sa bénédiction et de prendre date de son arrivée.
Quant à madame Prétavoine, elle ne se présenterait au Vatican qu'après le retour de Mgr de la Hotoie, avec qui elle voulait s'entendre pour bien arrêter ce qu'elle devait dire et pouvait demander.
La bibliothèque du Vatican est disposée d'une façon caractéristique, qui prouve le cas qu'on fait à Rome des livres ou des manuscrits: sa salle principale, divisée en deux nefs par des piliers, est entourée d'armoires à portes pleines qui couvrent les murs; ces armoires sont fermées à clef. Que renferment-elles? Sans doute les conservateurs le savent, mais le public l'ignore.
Ce n'est pas par, seulement par là, que cette bibliothèque ne ressemble en rien à notre Bibliothèque nationale ou à celle du British Museum, c'est encore par les lecteurs qui la fréquentent; car, à part quelques scribes qui copient des manuscrits orientaux, grecs ou latins, pour des savants étrangers qui ont eu assez d'influence pour obtenir qu'ils leur soient communiqués, ce qui n'est pas une petite affaire, les travailleurs sérieux qu'on y voit sont fort peu nombreux.
Ce fut presque un événement quand on vit chaque matin arriver un jeune Français, de toilette et de tournure élégantes, qui pendant trois heures s'enfonçait dans la Somme de la foi contre les Gentils ou la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin, et qui, sans lever le nez de dessus ses in-folio, piochait consciencieusement l'Ange de l'école en prenant des notes.
On tournait autour de lui en regardant par-dessus son épaule, on examinait son écriture, on cherchait à deviner sur quel point portaient ses études ou ses recherches.
Il copiait ses citations sans les traduire, mais il prenait ses notes en français.
Quel était ce Français?
Ce fut la question que chacun se posa.
Heureusement la curiosité fut vite satisfaite au moins quant au nom: M. Aurélien Prétavoine, ancien élève de l'Université de Louvain, descendu avec sa mère à l'Hôtel de la Minerve; seulement, quant aux causes déterminantes de ce travail, les discussions restèrent ouvertes sans que personne trouvât rien d'entièrement concluant; un jeune homme de cet âge et de cette tournure, assidu, appliqué au travail, cela n'était pas naturel, et l'on