l’armée de Naples. Il mourut à Tarente le 5 novembre 1803.
La physionomie de ce soldat-écrivain a été souvent esquissée; elle le fut de fort bonne main par M. Ad. Van Bever, dans l’édition luxueuse publiée en 1908.
La question de l’identification des personnages de son célèbre roman est réglée aussi, ainsi que l’a établi M. Van Bever, par les souvenirs d’Alexandre de Tilly et de Stendhal (Vie de Henry Brulard).
Les Liaisons dangereuses ont été composées à Grenoble, alors que l’auteur y était officier d’artillerie, et certains personnages de la ville ont pu servir de modèles à l’auteur, mais des personnages ignorés, oubliés, sans relief d’aucune sorte, tandis que les héros et héroïnes de Laclos pourraient être accusés d’un relief trop puissant.
Allut, dissertant sur Aloysia Sigea de Chorier, «le livre infâme dont l’auteur était avocat au Parlement de Grenoble, le traducteur aussi, et l’éditeur un de messieurs les gens du roi», déclare d’abord que les mœurs de la magistrature et du barreau de Grenoble lui inspirent quelque défiance. Il ajoute qu’un siècle plus tard, on voit l’auteur d’un autre livre impudique choisir ses types de débauche et de perversité dans cette même société, dont les devanciers avaient applaudi à ce déplorable scandale ou contribué, par une tolérance coupable, à l’œuvre de corruption froidement méditée par Chorier.
«J’ai ouï raconter, dit enfin Allut, par M. G. de L... que Choderlos de Laclos avait donné à son père, officier, comme lui, dans un régiment d’artillerie alors en garnison à Grenoble, un exemplaire de son roman, sur les marges duquel il avait écrit de sa main le nom de chacun de ceux, hommes et femmes, qu’il avait mis en scène, et qui tous appartenaient aux plus hautes classes de la société dans cette ville. Les aventures et les orgies étaient connues; l’auteur n’avait eu qu’à les raconter sous des noms d’emprunt[1].»
Ces lignes sévères, trop sévères, sont comme un écho des implacables appréciations des contemporains de Laclos. Nous voudrions précisément évoquer, par quelques citations, l’atmosphère de l’époque où les Lettres furent publiées. Ce fut, on le sait, comme la bombe de l’anarchiste éclatant dans un milieu tranquille, satisfait de tout son inconscient dévergondage.
Dès le 15 avril 1782, Grimm se fait l’interprète de l’émotion publique:
«15 avril 1782.—Depuis plusieurs années, il n’a pas encore paru de roman dont le succès ait été aussi brillant que celui des Liaisons dangereuses, ou Lettres recueillies dans une société, et publiées pour l’instruction de quelques autres, par M. C*** de L***, avec cette épigraphe: J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces Lettres. M. C*** de L*** est M. Choderlos de Laclos, officier d’artillerie; il n’était connu jusqu’ici que par quelques pièces fugitives insérées dans l’Almanach des Muses, et plus particulièrement par une certaine Épître à Margot qui manqua lui faire une tracasserie assez sérieuse à cause d’une allusion peu obligeante pour Mme la comtesse Du Barry, dont la faveur, alors au comble, voulait être respectée.
«On a dit de M. Rétif de La Bretonne qu’il était le Rousseau du ruisseau. On serait tenté de dire que M. de La Clos est le Rétif de la bonne compagnie. Il n’y a point d’ouvrage, en effet, sans en excepter ceux de Crébillon et de tous ses imitateurs, où le désordre des principes et des mœurs de ce qu’on appelle la bonne compagnie et de ce qu’on ne peut guère se dispenser d’appeler ainsi, soit peint avec plus de naturel, de hardiesse et d’esprit: on ne s’étonnera donc point que peu de nouveautés aient été reçues avec autant d’empressement; il faut s’étonner encore moins de tout le mal que les femmes se croient obligées d’en dire; quelque plaisir que leur ait pu faire cette lecture, il n’a pas été exempt de chagrin: comment un homme qui les connaît si bien et qui garde si mal leur secret ne passerait-il pas pour un monstre? Mais, en le détestant, on le craint, on l’admire, on le fête; l’homme du jour et son historien, le modèle et le peintre sont traités à peu près de la même manière.
«En disant que le comte de Valmont, l’un des principaux personnages du nouveau roman, parvient, à force d’intrigue et de séduction, à triompher de la vertu d’une nouvelle Clarisse, abuse en même temps de l’innocence d’une jeune personne, les sacrifie l’une et l’autre à l’amusement d’une courtisane et finit par les réduire toutes deux au désespoir, on pourrait bien faire soupçonner que c’est là, selon toute apparence, le héros de notre histoire. Eh bien! tout sublime qu’il est dans son genre, ce caractère n’est encore que très subordonné à celui de la marquise de Merteuil, qui l’inspire, qui le guide, qui le surpasse à tous égards et qui joint encore à tant de ressources celle de conserver la réputation de la femme du monde la plus vertueuse et la plus respectable. Valmont n’est, pour ainsi dire, que le ministre secret de ses plaisirs, de ses haines et de sa vengeance; c’est un vrai Lovelace en femme; et comme les femmes semblent destinées à exagérer toutes les qualités qu’elles prennent, bonnes ou mauvaises, celle-ci, pour ne point manquer à la vraisemblance, se montre aussi très supérieure à son rival.
«On croit bien qu’après avoir présenté à ses lecteurs des personnages si vicieux, si coupables, l’auteur n’a pas osé se dispenser d’en faire justice; aussi l’a-t-il fait. M. de Valmont et Mme de Merteuil finissent par se brouiller, un peu légèrement, à la vérité, mais des personnes de ce mérite sont très capables de se brouiller ainsi. M. de Valmont est tué par l’ami qu’il a trahi; la conduite de Mme de Merteuil est enfin démasquée; pour que sa punition soit encore plus effrayante, on lui donne la petite vérole, qui la défigure affreusement; elle y perd même un œil, et, pour exprimer combien cet accident l’a rendue hideuse, on fait dire au marquis de *** que la maladie l’a retournée et qu’à présent son âme est sur sa figure, etc.
«Toutes les circonstances de ce dénoûment, assez brusquement amenées, n’occupent guère que quatre ou cinq pages; en conscience, peut-on présumer que ce soit assez de morale pour détruire le poison répandu dans quatre volumes de séduction, où l’art de corrompre et de tromper se trouve développé avec tout le charme que peuvent lui prêter les grâces de l’esprit et de l’imagination, l’ivresse du plaisir et le jeu très entraînant d’une intrigue aussi facile qu’ingénieuse? Quelque mauvaise opinion qu’on puisse avoir de la société en général et de celle de Paris en particulier, on y rencontrerait, je pense, peu de liaisons aussi dangereuses, pour une jeune personne, que la lecture des Liaisons dangereuses de M. de La Clos. Ce n’est pas qu’on prétende l’accuser ici, comme l’ont fait quelques personnes, d’avoir imaginé à plaisir des caractères tellement monstrueux qu’ils ne peuvent jamais avoir existé: on cite plus d’une société qui a pu lui en fournir l’idée; mais, en peintre habile, il a cédé à l’attrait d’embellir ses modèles pour les rendre plus piquants, et c’est par là même que la peinture qu’il en fait est devenue bien plus propre à séduire ses lecteurs qu’à les corriger.
«Un des reproches qu’on a fait le plus généralement à M. de La Clos, c’est de n’avoir pas donné aux méchancetés qu’il fait faire à ses héros un motif assez puissant pour en rendre au moins le projet plus vraisemblable. Le motif qui les fait concevoir est, en effet, assez frivole; c’est pour punir le comte de Gercourt de l’avoir quittée pour je ne sais quelle intendante que Mme de Merteuil emploie toutes les ressources de son esprit et toute l’adresse de son ami à perdre la jeune personne qu’il doit épouser. «Prouvons-lui, dit-elle à Valmont, qu’il n’est qu’un sot; il le sera sans doute un jour; ce n’est pas là ce qui m’embarrasse, mais le plaisant serait qu’il débutât par là...» Et c’est là l’objet important de tant d’intrigues, de tant de perfidies.
«On peut douter si Valmont est amoureux de l’aimable présidente de Tourvel; en employant, pour la séduire, tout l’artifice imaginable, il semble qu’il n’ait d’autre but que celui d’assurer au vice l’espèce d’avantage qu’il