Hector Malot

Cara


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confiance.

      De là cette dépêche étrange.

      C'était cette étrangeté même qui faisait précisément son mérite;—si elle arrivait à Saint-Aubin avant que son oncle sortit de chez lui, elle était assez claire pour que Madeleine ne le laissât point partir, ou tout au moins pour qu'elle l'accompagnât; si au contraire, elle arrivait trop tard, elle était assez obscure pour ne pas révéler le suicide et permettre des explications telles quelles.

      D'ailleurs les minutes s'écoulaient, et il n'avait pas le loisir de prendre le meilleur; il fallait prendre ce qui se présentait à son esprit; cette première dépêche terminée, il en écrivit une seconde adressée au chef de la gare de Caen pour le prier de lui retenir une voiture attelée de deux bons chevaux, qui devrait l'attendre au train de deux heures dix-huit minutes, et le conduire aussi vite que possible à Saint-Aubin.

      Il écrivait ces derniers mots lorsque le sifflet de la machine annonça l'arrivée à Mantes: avant l'arrêt complet du train, Léon sauta sur le quai et courut au télégraphe; il n'avait que trois minutes.

      En sortant du bureau, ses dépêches expédiées, il passa devant la bibliothèque des chemins de fer, et ses yeux tombèrent par hasard sur un paquet de journaux parmi lesquels se trouvait le Journal de Rouen. Instantanément le souvenir lui revint qu'au temps où il passait une partie de ses vacances chez son oncle, il lisait dans ce journal un bulletin météorologique donnant l'heure des marées sur la côte. Il acheta un numéro et, remonté dans son compartiment, il chercha vivement ce bulletin; l'heure de la pleine mer allait lui dire si son oncle pouvait être ou ne pas être sauvé par sa dépêche: la pleine mer était annoncée pour six heures au Havre; par conséquent; c'était à midi qu'avait lieu la basse mer, et c'était entre onze heures et une heure que son oncle devait accomplir son suicide.

      La dépêche arriverait-elle à temps?

      Si elle arrivait avant que M. Haupois fût sorti, il était sauvé; si elle arrivait après, il était perdu; sa vie dépendait donc du hasard.

      Comme la plupart de ceux qui n'ont point eu encore le coeur brisé par la perte d'une personne aimée, Léon repoussait l'idée de la mort pour les siens; que ceux qui nous sont indifférents meurent, cela nous paraît tout naturel, non ceux que nous aimons.

      Et il aimait son oncle, bien qu'en ces derniers temps, par suite de la rupture survenue entre les deux frères, il eût cessé de le voir. Pourquoi son oncle et son père s'étaient-ils fâchés? Il le savait à peine. Ils avaient eu de sérieuses raisons sans doute, aussi bonnes probablement pour l'un que pour l'autre; mais pour lui il n'avait jamais voulu prendre parti dans cette rupture, qui n'avait changé en rien les sentiments d'affectueuse tendresse et de respect qu'il avait, dès son enfance, conçus pour cet oncle si bon, si jeune de coeur, si prévenant, si indulgent pour les jeunes gens dont il savait se faire le camarade et l'ami avec tant de bonne grâce.

      Et, entraîné par les souvenirs que la lecture de cette lettre venait de réveiller en lui, il revint à ce temps de sa jeunesse.

      Il retourna à Rouen et se retrouva dans cette petite maison du quai des Curandiers où il avait eu tant de journées de gaieté et de liberté. Il la revit avec sa parure de plantes grimpantes dont le feuillage jauni par les premiers brouillards de septembre produisait de si curieux effets dans la Seine, quand le soleil couchant les frappait de ses rayons obliques. Devant ses yeux passa tout une flotte de grands navires arrivant de la mer avec le flot; ceux-ci carguant leurs voiles et jetant l'ancre devant l'île du Petit-Gay; ceux-là continuant leur route pour aller s'amarrer au quai de la Bourse.

      À son oreille retentit la voix claire de Madeleine comme au moment où surprise par le sifflet d'un remorqueur ou du bateau de La Bouille, elle appelait son cousin pour qu'il vînt avec elle au bord de la rivière; sans l'attendre, elle courait jusqu'à l'extrémité de la berge, et quand le remous des eaux soulevé par les roues du vapeur arrivait frangé d'écume, elle se sauvait devant cette vague en poussant des petits cris joyeux, ses cheveux dorés flottant au vent.

      Le soir, quelques amis sonnaient à la porte verte; quand tous ceux qu'on attendait étaient venus, le père prenait son violon, la fille s'asseyait au piano et l'on faisait de la musique. Bien que Madeleine ne fût encore qu'une enfant, elle chantait, parfois seule, parfois tenant sa partie dans un ensemble où se trouvaient de véritables artistes auprès desquels elle savait se faire applaudir; car elle était déjà très-bonne musicienne et sa voix était charmante. Vers dix heures, ces amis s'en allaient, on les reconduisait en suivant la rivière dont le courant miroitait sous les reflets de la lune ou du gaz, et on ne les quittait que quand ils s'embarquaient dans un de ces lourds bachots recouverts d'un carrosse à peu près comme les gondoles de Venise, mais qui, pour le reste, ne ressemblent pas plus aux barques légères de la lagune que le ciel bleu de la reine de l'Adriatique ne ressemble au ciel brumeux de la capitale de la Normandie.

      Cette existence modeste et tranquille, dans laquelle les plaisirs intellectuels occupaient une juste place, n'avait rien de la vie affairée que ses parents menaient à Paris, et c'était justement pour cela qu'elle avait eu tant de charmes pour lui: elle avait été une révélation et, par suite, un sujet de rêverie et de comparaison; il n'y avait donc pas que l'argent et les affaires en ce monde; on pouvait donc causer d'autre chose que d'échéances et de recouvrements; il y avait donc des pères qui faisaient passer avant tout l'éducation de leurs enfants!

      De souvenir en souvenir, il en revint aux discussions qui tant de fois s'étaient engagées entre sa soeur et lui, alors qu'elle l'accompagnait à Rouen.

      Autant il avait de plaisir à passer quelques semaines dans la maison du quai des Curandiers, autant Camille avait d'ennui; elle la trouvait misérablement bourgeoise, cette maisonnette; son mobilier était démodé; les gens qui la fréquentaient étaient vulgaires, communs, sans nom; Madeleine s'habillait mesquinement, le blond de ses cheveux était fade, ses manières ne seraient jamais nobles. Que le mobilier fût démodé, il avouait cela; mais les tableaux, les dessins, les gravures, les objets d'art, sculptures, faïences, antiquités, curiosités qui couvraient les murs, n'étaient-ils pas d'une tout autre importance que des fauteuils ou des tables? Que Madeleine s'habillât sans coquetterie, il le concédait encore, mais non que ses manières ne fussent pas nobles: Pas noble, Madeleine! Mais en vérité elle était la noblesse même, ayant reçu sa distinction de race de sa mère, qui descendait des conquérants normands, ainsi que le prouvait d ailleurs son nom de Valletot, venant du mot germain tot, qui signifie demeure. De sa mère aussi elle avait reçu ce type de beauté scandinave qui lui donnait un cachet si particulier: la tête ovale avec des pommettes un peu saillantes, le front moyennement développé, le nez droit, le teint rosé, les yeux d'un bleu clair limpide, au regard doux et pensif, les cheveux blond doré, la figure suave avec une expression candide, la taille svelte, les mains fines et allongées, le pied petit et cambré.

      Comme elle avait dû grandir, embellir depuis qu'il ne l'avait vue! Ce n'était plus une petite fille, mais une jeune fille de dix-neuf ans.

       Table des matières

      À deux heures dix-huit minutes, le train entrait dans la gare de Caen; à deux heures vingt minutes, Léon montait dans la voiture qui l'attendait.

      —Nous allons à Saint-Aubin, dit le conducteur.

      —Oui, et grand train.

      Le conducteur cingla ses chevaux de deux coups de fouet vigoureusement appliqués.

      —Combien vous faut-il de temps? demanda Léon.

      —Nous avons vingt kilomètres.

      —Faites votre compte.

      —Il y a la traversée de la ville.

      Cette manière normande de se dérober au lieu de répondre exaspéra Léon:

      —Combien de temps? répéta-t-il.