nécessaire pour défendre Palikare; c'était au tour de la voiture de foin d'être sondée à coups de lance par les employés de l'octroi, et elle allait passer la barrière.
«Maintenant ça va être à vous; je vous quitte. Au revoir, mam'zelle; si vous voulez jamais avoir de mes nouvelles, demandez Gras Double, tout le monde vous répondra.»
Les employés qui gardent les barrières de Paris sont habitués à voir bien des choses bizarres, cependant celui qui monta dans la voiture photographique eut un mouvement de surprise en trouvant cette jeune femme couchée; et surtout en jetant les yeux çà et là d'un rapide coup d'oeil qui ne rencontrait partout que la misère.
«Vous n'avez rien à déclarer? demanda-t-il en continuant son examen.
— Rien.
— Pas de vin, pas de provisions?
— Rien.»
Ce mot deux fois répété était d'une exactitude rigoureuse: en dehors du matelas, de deux chaises de paille, d'une petite table, d'un fourneau en terre, d'un appareil et de quelques ustensiles photographiques, il n'y avait rien dans cette voiture: ni malles, ni paniers, ni vêtements.
«C'est bien, vous pouvez entrer.»
La barrière passée, Perrine tourna tout de suite à droite, comme Gras Double lui avait recommandé, conduisant Palikare par la bride. Le boulevard qu'elle suivait longeait le talus des fortifications, et dans l'herbe roussie, poussiéreuse, usée par plaques, des gens étaient couchés qui dormaient sur le dos ou sur le ventre, selon qu'ils étaient plus ou moins aguerris contre le soleil, tandis que d'autres s'étiraient les bras, leur sommeil interrompu, en attendant de le reprendre. Ce qu'elle vit de la physionomie de ceux-là, de leurs têtes ravagées, culottées, hirsutes, de leurs guenilles, et de la façon dont ils les portaient, lui fit comprendre que cette population des fortifications ne devait pas, en effet, être très rassurante la nuit, et que les coups de couteau devaient s'échanger là facilement.
Elle ne s'arrêta pas à cet examen, maintenant sans intérêt pour elle, puisqu'elle ne se trouverait pas mêlée à ces gens, et elle regarda de l'autre côté, c'est-à-dire vers Paris.
Hé quoi! ces vilaines maisons, ces hangars, ces cours sales, ces terrains vagues où s'élevaient des tas d'immondices, c'était Paris, le Paris dont elle avait si souvent entendu parler par son père, dont elle rêvait depuis longtemps, et avec des imaginations enfantines, d'autant plus féeriques que le chiffre des kilomètres diminuait à mesure qu'elle s'en rapprochait; de même, de l'autre côté du boulevard, sur les talus, vautrés dans l'herbe comme des bestiaux, ces hommes et ces femmes, aux faces patibulaires, étaient des Parisiens.
Elle reconnut le cours de Vincennes à sa largeur et, après l'avoir dépassé, tournant à gauche, elle demanda le Champ Guillot. Si tout le monde le connaissait, tout le monde n'était pas d'accord sur le chemin à prendre pour y arriver, et elle se perdit plus d'une fois dans les noms de rues qu'elle devait suivre. À la fin cependant, elle se trouva devant une palissade formée de planches, les unes en sapin, les unes en bois non écorcé, celles-ci peintes, celles- là goudronnées, et quand, par la barrière ouverte à deux battants, elle aperçut dans le terrain un vieil omnibus sans roues et un wagon de chemin de fer sans roues aussi, posés sur le sol, elle comprit, bien que les bicoques environnantes ne fussent guère en meilleur état, que c'était là le Champ Guillot. Eût-elle eu besoin d'une confirmation de cette impression, qu'une douzaine de petits chiens tout ronds, qui boulaient dans l'herbe, la lui eût donnée.
Laissant Palikare dans la rue, elle entra, et aussitôt les chiens se jetèrent sur ses jambes, les mordillant avec de petits aboiements.
«Qu'est-ce qu'il y a?» cria une voix.
Elle regarda d'où venait, cet appel, et, sur sa gauche, elle aperçut un long bâtiment qui était peut-être une maison, mais qui pouvait bien être aussi tout autre chose; les murs étaient en carreaux de plâtre, en pavés de grès et de bois, en boîtes de fer- blanc, le toit en carton et en toile goudronnée, les fenêtres garnies de vitres en papier, en bois, en feuilles de zinc et même en verre, mais le tout construit et disposé avec un art naïf qui faisait penser qu'un Robinson en avait été l'architecte, avec des Vendredis pour ouvriers. Sous un appentis, un homme à la barbe broussailleuse était occupé à trier des chiffons qu'il jetait dans des paniers disposés autour de lui.
«N'écrasez pas mes chiens, cria-t-il, approchez.»
Elle fit ce qu'il commandait.
«Qu'est-ce que vous voulez? demanda-t-il lorsqu'elle fut près de lui.
— C'est vous qui êtes le propriétaire du Champ Guillot?
— On le dit.»
Elle expliqua en quelques mots ce qu'elle voulait, tandis que, pour ne pas perdre son temps en l'écoutant, il se versait, d'un litre qu'il avait à sa portée, un verre de vin à rouges bords et l'avalait d'un trait,
«C'est possible, si l'on paye d'avance, dit-il en l'examinant.
— Combien?
— Quarante-deux sous par semaine pour la voiture, vingt et un sous pour l'âne.
— C'est bien cher.
— C'est mon prix.
— Votre prix d'été?
— Mon prix d'été.
— Il pourra manger les chardons?
— Et l'herbe aussi, s'il a les dents assez solides.
— Nous ne pouvons pas payer à la semaine, puisque nous ne resterons pas une semaine, mais au jour seulement; nous passons par Paris pour aller à Amiens, et nous voulons nous reposer.
— Alors, ça va tout de même; six sous par jour pour la roulotte, trois sous pour l'âne.
Elle fouilla dans sa jupe, et, un a un, elle en tira neuf sous:
«Voila la première journée.
— Tu peux dire à tes parents d'entrer. Combien sont-ils? Si c'est une troupe, c'est deux sous en plus par personne.
— Je n'ai que ma mère.
— Bon. Mais pourquoi ta mère n'est-elle pas venue faire sa location?
— Elle est malade, dans la voiture.
— Malade. Ce n'est pas un hôpital ici.»
Elle eut peur qu'on ne voulût pas recevoir une malade.
«C'est-à-dire qu'elle est fatiguée. Vous comprenez, nous venons de loin.
— Je ne demande jamais aux gens d'où ils viennent.»
Il étendit le bras vers un coin de son champ;
«Tu mettras ta roulotte là-bas, et puis tu attacheras ton âne; s'il m'écrase un chien, tu me le payeras cent sous.»
Comme elle allait s'éloigner, il l'appela:
«Prends un verre de vin.
_ Je vous remercie, je ne bois pas de vin.
— Bon, je vas le boire pour toi.»
Il se jeta dans le gosier le verre qu'il avait versé, et se remit au tri de ses chiffons, autrement dit à son «triquage».
Aussitôt qu'elle eut installé Palikare à la place qui lui avait été assignée, ce qui ne se fit pas sans certaines secousses, malgré le soin qu'elle prenait de les éviter, elle monta dans la roulotte:
«À la fin, pauvre maman, nous voilà arrivées.
— Ne plus remuer, ne plus rouler! Tant et tant de kilomètres! Mon
Dieu, que la terre est grande!
— Maintenant que nous avons le repos, je vais te faire à dîner.
Qu'est-ce que tu