cette particularité remarquable que, dans certaines de ces familles, le suicide paraît être à l'état endémique, quoique l'aliénation mentale n'implique pas nécessairement une telle conséquence. Tout fou n'est pas porté à se tuer. D'où vient donc qu'il y ait des souches de fous qui semblent prédestinées à se détruire? Ce concours de cas semblables suppose évidemment un facteur autre que le précédent. Mais on peut en rendre compte sans l'attribuera l'hérédité. La puissance contagieuse de l'exemple suffit à le produire.
Nous verrons, en effet, dans un prochain chapitre que le suicide est éminemment contagieux. Cette contagiosité se fait surtout sentir chez les individus que leur constitution rend plus facilement accessibles à toutes les suggestions en général et aux idées de suicide en particulier; car non seulement ils sont portés à reproduire tout ce qui les frappe, mais ils sont surtout enclins à répéter un acte pour lequel ils ont déjà quelque penchant. Or, cette double condition est réalisée chez les sujets aliénés ou simplement neurasthéniques, dont les parents se sont suicidés. Car leur faiblesse nerveuse les rend hypnotisables, en même temps qu'elle les prédispose à accueillir facilement l'idée de se donner la mort. Il n'est donc pas étonnant que le souvenir ou le spectacle de la fin tragique de leurs proches devienne pour eux la source d'une obsession ou d'une impulsion irrésistible.
Non seulement cette explication est tout aussi satisfaisante que celle qui fait appel à l'hérédité, mais il y a des faits qu'elle seule fait comprendre. Il arrive souvent que, dans les familles où s'observent des faits répétés de suicide, ceux-ci se reproduisent presque identiquement les uns les autres. Non seulement ils ont lieu au même âge, mais encore ils s'exécutent de la même manière. Ici, c'est la pendaison qui est en honneur, ailleurs c'est l'asphyxie ou la chute d'un lieu élevé. Dans un cas souvent cité, la ressemblance est encore poussée plus loin; c'est une même arme qui a servi à toute une famille, et cela à plusieurs années de distance[74]. On a voulu voir dans ces similitudes une preuve de plus en faveur de l'hérédité. Cependant, s'il y a de bonnes raisons pour ne pas faire du suicide une entité psychologique distincte, combien il est plus difficile d'admettre qu'il existe une tendance au suicide par la pendaison ou par le pistolet! Ces faits ne démontrent-ils pas plutôt combien grande est l'influence contagieuse qu'exercent sur l'esprit des survivants les suicides qui ont ensanglanté déjà l'histoire de leur famille? Car il faut que ces souvenirs les obsèdent et les persécutent pour les déterminer à reproduire, avec une aussi exacte fidélité, l'acte de leurs devanciers.
Ce qui donne à cette explication encore plus de vraisemblance, c'est que de nombreux cas où il ne peut être question d'hérédité et où la contagion est l'unique cause du mal, présentent le même caractère. Dans les épidémies dont il sera reparlé plus loin, il arrive presque toujours que les différents suicides se ressemblent avec la plus étonnante uniformité. On dirait qu'ils sont la copie les uns des autres. Tout le monde connaît l'histoire de ces quinze invalides qui, en 1772, se pendirent successivement et en peu de temps à un même crochet, sous un passage obscur de l'hôtel. Le crochet enlevé, l'épidémie prit fin. De même au camp de Boulogne, un soldat se fait sauter la cervelle dans une guérite; en peu de jours, il a des imitateurs dans la même guérite; mais, dès que celle-ci fut brûlée, la contagion s'arrêta. Dans tous ces faits, l'influence prépondérante de l'obsession est évidente puisqu'ils cessent aussitôt qu'a disparu l'objet matériel qui en évoquait l'idée. Quand donc des suicides, manifestement issus les uns des autres, semblent tous reproduire un même modèle, il est légitime de les attribuer à cette même cause, d'autant plus qu'elle doit avoir son maximum d'action dans ces familles où tout concourt à en accroître la puissance.
Bien des sujets ont, d'ailleurs, le sentiment qu'en faisant comme leurs parents, ils cèdent au prestige de l'exemple. C'est le cas d'une famille observée par Esquirol: «Le plus jeune (frère) âgé de 26 à 27 ans devient mélancolique et se précipite du toit de sa maison; un second frère, qui lui donnait des soins, se reproche sa mort, fait plusieurs tentatives de suicide et meurt un an après des suites d'une abstinence prolongée et répétée… Un quatrième frère, médecin, qui, deux ans avant, m'avait répété avec un désespoir effrayant qu'il n'échapperait pas à son sort, se tue[75]». Moreau cite le fait suivant. Un aliéné, dont le frère et l'oncle paternel s'étaient tués, était affecté de penchant au suicide. Un frère qui venait lui rendre visite à Charenton était désespéré des idées horribles qu'il en rapportait et ne pouvait se défendre de la conviction que lui aussi finirait par succomber[76]. Un malade vient faire à Brierre de Boismont la confession suivante: «Jusqu'à 53 ans, je me suis bien porté; je n'avais aucun chagrin, mon caractère était assez gai lorsque, il y a trois ans, j'ai commencé à avoir des idées noires… Depuis trois mois, elles ne me laissent plus de repos et, à chaque instant, je suis poussé à me donner la mort. Je ne vous cacherai pas que mon frère s'est tué à 60 ans; jamais je ne m'en étais préoccupé d'une manière sérieuse, mais en atteignant ma cinquante-sixième année, ce souvenir s'est présenté avec plus de vivacité à mon esprit et, maintenant, il est toujours présent.» Mais un des faits les plus probants est celui que rapporte Falret. Une jeune fille de 19 ans apprend «qu'un oncle du côté paternel s'était volontairement donné la mort. Cette nouvelle l'affligea beaucoup: elle avait ouï-dire que la folie était héréditaire, l'idée qu'elle pourrait un jour tomber dans ce triste état usurpa bientôt son attention… Elle était dans cette triste position lorsque son père mit volontairement un terme à son existence. Dès lors, (elle) se croit tout à fait vouée à une mort violente. Elle ne s'occupe plus que de sa fin prochaine et mille fois elle répète: «Je dois périr comme mon père et comme mon oncle! mon sang est donc corrompu!» Et elle commet une tentative. Or, l'homme qu'elle croyait être son père ne l'était réellement pas. Pour la débarrasser de ses craintes, sa mère lui avoue la vérité et lui ménage une entrevue avec son père véritable. La ressemblance physique était si grande que la malade vit tous ses doutes se dissiper à l'instant même. Dès lors, elle renonce à toute idée de suicide; sa gaieté revient progressivement et sa santé se rétablit[77].»
Ainsi, d'une part, les cas les plus favorables à l'hérédité du suicide ne suffisent pas à en démontrer l'existence, de l'autre, ils se prêtent sans peine à une autre explication. Mais il y a plus. Certains faits de statistique, dont l'importance semble avoir échappé aux psychologues, sont inconciliables avec l'hypothèse d'une transmission héréditaire proprement dite. Ce sont les suivants:
1° S'il existe un déterminisme organico-psychique, d'origine héréditaire, qui prédestine les hommes à se tuer, il doit sévir à peu près également sur les deux sexes. Car, comme le suicide n'a, par soi-même, rien de sexuel, il n'y a pas de raison pour que la génération grève les garçons plutôt que les filles. Or, en fait, nous savons que les suicides féminins sont en très petit nombre et ne représentent qu'une faible fraction des suicides masculins. Il n'en serait pas ainsi si l'hérédité avait la puissance qu'on lui attribue.
Dira-t-on que les femmes héritent, tout comme les hommes, du penchant au suicide, mais qu'il est neutralisé, la plupart du temps, par les conditions sociales qui sont propres au sexe féminin? Mais que faut-il penser d'une hérédité qui, dans la majeure partie des cas, reste latente, sinon qu'elle consiste en une bien vague virtualité dont rien n'établit l'existence?
2° Parlant de l'hérédité de la phtisie, M. Grancher s'exprime en ces termes: «Que l'on admette l'hérédité dans un cas de ce genre (il s'agit d'une phtisie déclarée chez un enfant de trois mois), tout nous y autorise… Il est déjà moins certain que la tuberculose date de la vie intra-utérine, quand elle éclate quinze ou vingt mois après la naissance, alors que rien ne pouvait faire soupçonner l'existence d'une tuberculose latente… Que dirons-nous maintenant des tuberculoses qui apparaissent quinze, vingt ou trente ans après la naissance? En supposant même qu'une lésion aurait existé au commencement de la vie, cette lésion au bout d'un temps si long, n'aurait-elle pas perdu sa virulence? Est-il naturel d'accuser de tout le mal ces microbes fossiles plutôt que les bacilles bien vivants… que le sujet est exposé à rencontrer sur son chemin[78]». En effet, pour avoir le droit de soutenir qu'une affection est héréditaire, à défaut de la preuve péremptoire qui consiste à en faire voir le germe dans le fœtus ou dans le nouveau-né, à tout