Hector Malot

Anie


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une orpheline qui apporterait une dot de quatre cent mille francs en argent. De plus, il lui ferait vendre dans les conditions les plus favorables une fabrique de matières colorantes établie depuis longtemps, de telle sorte que tout en organisant la fabrication des produits créés par ses procédés, on continuerait celle des anciens qui ne seraient pas remplacés par les nouveaux ; il donnerait son concours à cette fabrication, et, pour l'en payer, sa redevance de dix pour cent s'étendrait à toutes les ventes que ferait l'usine. Enfin il obtiendrait d'une fabrique de produits chimiques, dans laquelle il était intéressé, un marché par lequel cette fabrique s'engagerait à livrer, pendant dix ans, à un prix très au-dessous du cours, toutes les matières nécessaires à la production des nouvelles couleurs.

      C'était le propre de Sauval de mener rondement tout ce qu'il entreprenait ; ce qui tenait, disait-il, à ce que, n'entendant rien aux affaires, il ne se noyait pas dans les détails. En trois mois les brevets de Barincq furent vendus, ses procès abandonnés, son mariage fut fait, l'usine fut achetée et l'on se trouva en état de marcher ; l'industrie de la teinture, chauffée par les articles des journaux que Sauval inspirait quand il ne les dictait pas, était dans l'attente de la révolution annoncée.

      On marcha, en effet, mais, chose extraordinaire, les expériences si concluantes, si admirables dans le laboratoire de Sauval, ne donnèrent pas industriellement les résultats attendus : si les rouges présentaient une certaine solidité bien éloignée cependant de l'indestructibilité du noir d'aniline, les autres couleurs étaient d'une extrême fugacité.

      Cette chute terrible n'avait pas écrasé Sauval, et même elle ne l'avait nullement ébranlé ; à l'émoi de Barincq il s'était contenté de répondre qu'il fallait rester calme parce qu'il voyait clair. Cette déception n'était rien. Il allait se mettre au travail comme il le devait, puisqu'il s'était engagé à faire profiter la fabrique de tous les développements et de toutes les améliorations que ses brevets pouvaient recevoir de ses recherches scientifiques, et avant peu ce léger accroc serait réparé. Il voyait clair. En attendant il n'y avait qu'à continuer la fabrication des anciens produits. Cela sauvait la situation et démontrait combien il avait été sage de faire acheter cette vieille usine au lieu d'en créer une nouvelle qui n'eût pas eu de clientèle.

      Ce qu'il avait été surtout, c'était avisé pour ses intérêts, puisque, sur la vente des produits fabriqués d'après les anciens procédés, il touchait sa redevance : un peu de patience, ce n'était plus maintenant qu'une affaire de temps ; le succès était certain ; encore quelques jours, encore un seul.

      Le temps avait marché sans que les couleurs qui devaient bouleverser l'industrie devinssent plus solides ; on vendait du rouge ; personne n'achetait du ponceau, du bleu, du vert, du jaune ; et, pendant que les perfectionnements annoncés se faisaient attendre, la fabrique de produits chimiques exécutant son marché continuait à livrer chaque jour les matières nécessaires à la fabrication des nouvelles couleurs… qu'on ne fabriquait pas, par cette raison qu'on ne trouvait pas à les vendre.

      La foi que le maître avait inspirée à l'élève s'était ébranlée : à payer la redevance de dix pour cent, le plus clair des bénéfices réalisés sur la fabrication par les anciens procédés s'en allait dans la caisse de Sauval, et prendre chaque jour livraison de dix mille kilogrammes de produits chimiques qu'il fallait revendre à perte, ou même jeter à l'égout quand on ne trouvait pas à les vendre, conduisait à une ruine aussi certaine que rapide.

      Cependant Sauval, qui continuait à rester calme dans son stoïcisme scientifique, et à voir très clair, poursuivait ses recherches en répétant son même mot :

      — Patience ! encore un jour.

      Ce jour écoulé, il en prenait un autre, puis un autre encore.

      En réponse à ces demandes du maître, l'élève en avait formulé deux à son tour : ne plus payer la redevance ; résilier le marché de la fourniture des produits chimiques. Mais le maître n'avait rien voulu entendre : puisqu'il donnait son temps et sa science, la redevance lui était due ; puisqu'un marché avait été conclu, il devait être exécuté ; s'il ne connaissait rien aux affaires commerciales, il savait cependant, comme tout galant homme, qu'on ne revient pas sur un engagement pris.

      C'était beaucoup pour échapper aux procès, dont il avait l'horreur, que Barincq avait accepté les propositions de Sauval, qui semblaient devoir lui offrir une sécurité absolue ; cependant devant ce double refus il avait fallu se résoudre à plaider de nouveau ; une fille lui était née, il ne pouvait pas la laisser ruiner, pas plus qu'il ne devait laisser dévorer la fortune de sa femme déjà gravement compromise. Il avait donc demandé aux tribunaux la nomination d'experts qui auraient à examiner si les procédés de Sauval étaient susceptibles d'une application industrielle ; à constater que si dans le laboratoire ils donnaient des résultats superbes, dans la pratique ils n'en donnaient d'aucune sorte ; enfin à reconnaître qu'ils ne reposaient pas sur une base sérieuse et que ce qu'il avait vendu était le néant même.

      Quelle stupéfaction, quelle indignation pour Sauval !

      Il croyait bien pourtant s'être entouré de toutes les précautions en ne traitant pas avec un de ces commerçants de profession qui n'achètent une découverte que pour dépouiller son inventeur ; mais voilà le terrible, c'est que l'esprit commercial est contagieux, et qu'aussitôt qu'on touche aux affaires on devient un homme d'affaires.

      Sans doute il ferait facilement le sacrifice des bénéfices qui étaient le fruit de son travail, et sur ce point il était prêt à toutes les concessions ; mais il y en avait un que sa position ne lui permettait pas de mettre en discussion : c'était de subir le contrôle d'experts qui dans la science ne pouvaient pas être ses pairs.

      Il fallait donc qu'il se défendît et n'acceptât pas qu'en sa personne le savant fût une fois de plus exploité par le commerçant.

      L'affaire s'était traînée de juridiction en juridiction, et, pendant que les clercs grossoyaient des monceaux de papier timbré en expliquant longuement la technique des matières colorantes à deux francs le rôle ; pendant que les avocats plaidaient et refaisaient chacun à son point de vue l'histoire de la chimie ; pendant que les juges écoutaient, somnolaient ou jugeaient, la situation commerciale, de Barincq sombrait, s'enfonçant chaque jour un peu plus. Il lui aurait fallu des capitaux pour faire marcher sa maison en même temps que pour continuer ses procès, et il ne se soutenait plus que par des miracles d'énergie appuyés par des sacrifices désespérés.

      Alors qu'il pensait faire lui-même sa vie, sans secours d'aucune sorte, au moyen des seules idées qu'il avait en tête, il avait pu abandonner avec indifférence la plus grosse part de son héritage paternel ; aux abois, traqué de tous les côtés, affolé, il revint à Ourteau pour expliquer sa situation à son frère, et lui demander de le sauver en consentant une garantie hypothécaire pour une somme de cent cinquante mille francs. Bien que le mot hypothèque fût un épouvantail pour Gaston, la garantie fut accordée, sinon sans inquiétude, au moins sans marchandages :

      — Puisque tu as besoin de moi, cadet, c'est mon devoir de te venir en aide.

      Ces cent cinquante mille francs avaient été une goutte d'eau. Six mois après leur versement, c'était du garant que le créancier exigeait par acte d'huissier le paiement de ses intérêts, le garanti étant dans l'impossibilité de se libérer.

      Les rapports des deux frères, jusque-là affectueux, s'étaient aigris : un huissier au château, c'était la première fois que pareil scandale se produisait ; la lettre qui l'annonçait avait été dure malgré le parti-pris de modération.

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