Hector Malot

Anie


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y a aussi animosité, dit Morisette, qui est le qualificatif de votre nature ; ne pouvez-vous pas laisser vos camarades tranquilles, sans les provoquer ainsi à tout bout de champ ; c'est insupportable d'avoir à subir tous les soirs vos insolences, que vous trouvez peut-être spirituelles, mais qui pour nous, je vous le dis au nom de tous, sont stupides.

      Précisément parce que tout le monde était contre lui, Belmanières voulut faire tête :

      — Il y a aussi animation, continua-t-il en poursuivant son idée avec l'obstination de ceux qui ne veulent jamais reconnaître qu'ils sont dans une mauvaise voie ; et c'est pour cela que je regrette de n'avoir pas été invité rue de l'Abreuvoir, j'aurais été curieux de voir une jeune personne qui se coiffe d'un béret bleu quand elle va à son atelier, ce qui indique tout de suite du goût et de la simplicité, manœuvrer ce soir pour pêcher un mari…

      Brusquement la porte de Barincq s'ouvrait, et, avant que Belmanières revenu de sa surprise eût pu se mettre sur la défensive, il reçut en pleine figure un furieux coup de poing qui le jeta dans la cage de Jugu.

      — Je vous avais dit de vous taire, s'écria Barincq.

      Tous les employés sortirent précipitamment dans le passage, et, avant que Belmanières ne se fût relevé, se placèrent entre Barincq et lui.

      Mais cette intervention ne paraissait pas bien utile, Belmanières n'ayant évidemment pas plus envie de rendre la correction qu'il avait reçue que Barincq de continuer celle qu'il avait commencée.

      — C'est une lâcheté, hurlait Belmanières, entre collègues ! entre collègues ! sans prévenir.

      Et du bras, mais à distance, il menaçait ce collègue, en se dressant et en renversant sa tête en arrière : évidemment il eut pu être redoutable pour son adversaire, et, trapu comme il l'était, carré des épaules, solidement assis sur de fortes jambes, âgé d'une trentaine d'années seulement, il eût eu le dessus dans une lutte avec un homme de tournure plus leste que vigoureuse ; mais cette lutte il ne voulait certainement pas l'engager, se contentant de répéter :

      — C'est une lâcheté ! Un collègue !

      — Vous n'avez que ce que vous méritez, dit Morisette, M. Barincq vous avait prévenu.

      Spring seul n'avait pas bougé ; quand il eut avalé le morceau qu'il était en train de manger, il sortit à son tour de son bureau, vint à Barincq, et, lui prenant la main, il la secoua fortement :

      — All right, dit-il.

      Aussitôt les autres employés suivirent cet exemple et vinrent serrer la main de Barincq.

      — N'étaient vos cheveux gris, disait Belmanières de plus en plus exaspéré, je vous assommerais.

      — Ne dites donc pas de ces choses-là, répondit Morisette, on sait bien que vous n'avez envie d'assommer personne.

      — Insulter, oui, dit Ladvenu ; assommer, non.

      — Vous êtes des lâches, vociféra Belmanières, de vous mettre tous contre moi.

      — Dix manants contre un gentilhomme, dit Jugu en riant.

      — Allons, gentilhomme, rapière au vent, cria Ladvenu.

      Belmanières roulait des yeux furibonds, allant de l'un à l'autre, cherchant une injure qui fût une vengeance ; à la fin, n'en trouvant pas d'assez forte, il ouvrit la porte avec fracas :

      — Nous nous reverrons, s'écria-t-il en les menaçant du poing.

      — Espérons-le, ô mon Dieu !

      — Quel chagrin ce serait de perdre un collègue aimable comme vous !

      — Tous nos respects.

      — Prenez garde à l'escalier.

      Ces mots tombèrent sur lui drus comme grêle avant qu'il eût fermé la porte.

      — Messieurs, je vous demande pardon, dit Barincq quand Belmanières fut parti.

      — C'est nous qui vous félicitons.

      — En entendant parler ainsi de ma fille, je n'ai pas été maître de moi ; m'attaquant dans ma tendresse paternelle, il devait savoir qu'il me blessait cruellement.

      — Il le savait, soyez-en sûr, dit Jugu.

      — Seulement je suppose, dit Spring la bouche pleine, qu'il n'avait pas cru que vous iriez jusqu'au coup de poing.

      — Et voilà pourquoi nous ne pouvons que vous approuver de l'avoir donné, dit Morisette, à qui ses fonctions et son âge conféraient une sorte d'autorité ; espérons que la leçon lui profitera.

      — Si vous comptez là-dessus, vous êtes naïf, dit Ladvenu ; le personnage appartient à cette catégorie dont on rencontre des types dans tous les bureaux, et qui n'ont d'autre plaisir que d'embêter leurs camarades ; celui-là nous a embêtés et nous embêtera tant que nous n'aurons pas, à tour de rôle, usé avec lui du procédé de Mr Barincq.

      — Moi, je n'approuve pas le coup de poing, dit Jugu.

      — Elle est bien bonne.

      — Je parle en me mettant à la place de Mr Barincq.

      — J'aurais cru que c'était en vous mettant à celle de Belmanières.

      — Expliquez-vous, philosophe.

      — Ça agite la main, et cela ne va pas aider M. Barincq pour finir son bois.

      Le premier coup de 7 heures qui sonna au cartel interrompit ces propos ; avant que le dernier eût frappé, tous les employés, même Spring, étaient sortis, et il ne restait plus dans les bureaux que Barincq, qui s'était remis au travail, pendant que Barnabé allumait un bec de gaz et achevait son ménage à la hâte, pressé, lui aussi, de partir.

      Il fut bientôt prêt.

      — Vous n'avez plus besoin de moi, monsieur Barincq ?

      — Non ; allez-vous-en, et dînez vite ; si vous arrivez à la maison avant moi, vous expliquerez à madame Barincq ce qui m'a retenu, et lui direz qu'en tous cas je rentrerai avant 8 heures et demie.

      — N'allez pas vous mettre en retard, au moins.

      — Il n'y a pas de danger que je fasse ce chagrin à ma fille.

       Table des matières

      Il croyait avoir du travail pour trois quarts d'heure, en moins d'une demi-heure il eut achevé son dessin, et quitta les bureaux à 7 heures et demie. Comme avec les jarrets qu'il devait à son sang basque il pouvait faire en vingt minutes la course du boulevard Bonne-Nouvelle au sommet de Montmartre, il ne serait pas trop en retard. Par le boulevard Poissonnière, le faubourg Montmartre, il fila vite, ne ralentit point le pas pour monter la rue des Martyrs, et escalada en jeune homme les escaliers qui grimpent le long des pentes raides de la butte.

      C'est tout au haut que se trouve la rue de l'Abreuvoir, qui, entre des murs soutenant le sol mouvant de jardins plantés d'arbustes, descend par un tracé sinueux sur le versant de Saint-Denis. Le quartier est assez désert, assez sauvage pour qu'on se croie à cent lieues de Paris. Cependant la grande ville est là, au-dessous, à quelques pas, tout autour au loin, et quand on ne l'aperçoit pas par des échappées de vues qu'ouvre tout à coup entre les maisons, une rue faisant office de télescope, on entend son mugissement humain, sourd et profond comme celui de la mer, et dans ses fumées, de quelque côté que les apporte le vent, on sent passer son souffle et son odeur.

      Dans un de ces jardins s'élèvent un long corps de bâtiment divisé en une vingtaine de logements, puis tout autour sur ses pentes accidentées quelques maisonnettes d'une simplicité d'architecture qui n'a de comparable que celles qu'on voit dans les boîtes de