Guillaume Apollinaire

L'hérésiarque et Cie


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me demanda du tabac. Je lui en tendis avec des allumettes. Fernisoun roula une cigarette, l'alluma et, jetant triplement de la fumée par la bouche et les narines, il reprit:

      —En somme, qu'est-ce qui a fait la différence des juifs et des chrétiens? C'est que les juifs espéraient un Messie, tandis que les chrétiens s'en souvenaient. Nietszche s'était approprié l'idée juive. Combien de Latins se sont imprégnés de l'idée de Nietszche et espèrent ce surhumain peu messianique, duquel proclame la venue le Zarathoustra, emprunté au Vendidad, où il célèbre la parole sainte, la très brillante, le ciel qui s'est produit soi-même, le temps infini, l'air qui agit là-haut, la bonne loi mazdéenne, la loi de Zarathoustra contre les Daévas! Nous, juifs latins, nous n'avons plus d'espoir. Les Prophètes nous avaient promis le bonheur matériel: nous l'avons. La France, l'Italie, l'Espagne, ne nous traitent plus en étrangers. Nous sommes libres. Aussi, n'ayant plus rien à désirer, nous n'espérons plus, et j'y consens; le Messie est venu pour nous comme pour vous. Et je puis l'avouer: Au fond du cœur je suis catholique. Pourquoi? demanderez-vous. À cause qu'il n'y a plus de religion hébraïque en France. Les juifs russes, polonais, allemands, ont conservé une religion extérieure. Leurs rabbins connaissent, enseignent et fortifient la religion. Nous autres, nous mangeons des rôtis cuits au beurre, nous bâfrons de la cochonaille, sans nous soucier de Moïse ni des Prophètes. Pour moi, j'adore les buissons d'écrevisses des soupers galants, et j'ai même un faible pour les escargots. L'hébreu? c'est à peine si la plupart d'entre nous le savent lire au moment d'être Barmitzva. Nos savants hébraïsants font sourire les rabbins étrangers; et la traduction française qui existe du Talmud est, au dire des juifs allemands ou polonais, un monument de l'ignorance des rabbins de France. Donc, j'ignore la religion juive, elle est abolie comme le paganisme, ou plutôt, non, de même que le paganisme, elle survit dans le catholicisme qui m'attire par ses théophanies surtout. Le judaïsme alexandrin ne fit plus cas des théophanies mosaïques. Elles parurent à cette époque fabuleuses et grossières. Le catholicisme a fait de la théophanie des dogmes divers. Ce miracle se renouvelle chaque jour à la messe. L'histoire du Sacré-Cœur fait délirer mon âme ancienne de juif latin, épris des théophanies et des anthropomorphismes. Je suis catholique, sauf le baptême.

      —C'est fort simple, dis-je, faites-vous baptiser. Le baptême est un sacrement que n'importe qui peut vous administrer: homme, femme, juif, protestant, bouddhiste, mahométan.

      —Je le sais, dit Fernisoun, mais je ne veux m'en servir que plus tard. En attendant, je m'amuse.

      —Ah! Ah! les effets du baptême sont d'effacer tous les péchés. Comme on ne peut en user qu'une seule fois, vous voulez retarder le plus possible cet instant.

      —Vous y êtes. Je n'espère plus le Messie, mais j'espère le Baptême. Cet espoir me donne toutes les joies possibles. Je vis pleinement. Je m'amuse superbement. Je vole, je tue, j'éventre des femmes, je viole des sépultures, mais j'irai en paradis, car j'espère le Baptême et l'on ne dira pas le Kadosch pour ma mort.

      J'insinuai:

      —Vous exagérez peut-être. Je vous crois trop imbu de certaine littérature. Mais, prenez garde, la mort vient comme un voleur, à pas de loup, à l'improviste, et si j'avais ce bonheur que vous avez d'être croyant, j'ajouterais que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Au fait, quels livres lisez-vous?

      —Cela vous intéresse-t-il? Voici ma bibliothèque; elle est édifiante.

      Il sortit de sa poche deux livres fatigués, que je pris. Le titre du premier bouquin était: Catéchisme du diocèse d'Avignon; celui du second: Les Vampires de la Hongrie, par Dom Calmet. Ce dernier titre m'effraya plus que n'avait pu le faire la déclaration criminelle du juif latin. Je compris qu'il ne se vantait point, et qu'érudit et sanguinaire, l'homme à qui j'avais affaire était un maniaque du meurtre. Je regardai rapidement autour de moi, en l'espoir de découvrir une arme pour me défendre au cas où Fernisoun ferait le forcené. Je vis sur une étagère, à portée de ma main, un petit revolver à parfumerie qui, détérioré et sans valeur, aurait dû être jeté depuis longtemps. Cet objet me sauva la vie en l'occurrence, car Fernisoun, profitant de ce que je détournais les yeux, avait tiré un couteau passé à sa ceinture, sous ses vêtements. Je laissai tomber les livres et saisis précipitamment la minuscule et illusoire arme à feu que je braquai sur le juif latin. Il pâlit et trembla de tous ses membres, implorant:

      —Grâce, vous vous méprenez!

      Je criai:

      —Assassin! va perpétrer ailleurs des crimes que tu crois pardonnables! Mes principes ne me permettent point de te dénoncer, mais je souhaite que, dès ce soir, tes sauvageries trouvent un châtiment. Ta lâcheté, j'espère, limite le nombre de tes victimes, et ta loquacité te signalera à la police. Il y a des juges à Paris et, si tu reçois le Baptême, que ce soit avant de monter à l'échafaud!

      Durant que je parlais, Fernisoun ramassa ses livres et, se relevant, me demanda fort civilement pardon pour m'avoir effrayé. Je lui ordonnai de m'abandonner son couteau qui était une lame catalane très dangereuse. Il obéit, puis sortit toujours menacé par le ridicule petit revolver à parfumerie que je n'avais pas lâché.

      Le soir, par économie, je soupai chez moi, de charcuterie et du restant de pâté sur lequel Fernisoun s'était penché. Je n'avais aucune idée du danger que je courais. Mais je connus bientôt la noirceur d'âme du juif latin. Je fus pris de douleurs d'entrailles intolérables. Le pâté était empoisonné. Fernisoun l'avait arrosé ou saupoudré avec quelque drogue infecte qui m'aurait tué en peu d'heures, si je n'avais bu une burette d'huile, puis une fiole de glycérine. Je provoquai des vomissements salutaires. Je courus acheter du lait et, par bonheur, je m'en tirai sans médecin.

      Les jours suivants, les journaux se trouvèrent remplis par les récits de crimes sensationnels commis sur des femmes dans tous les coins de Paris. L'une d'elles fut trouvée nue, tendue comme un drapeau flottant, et fichée sur un pieu planté au milieu du boulevard de Belleville. Des enfants, des vieillards furent égorgés. On remarquera qu'il ne s'agissait que d'êtres faibles. Des passants, hommes ou femmes, dans la foule qui se presse sur les boulevards à la tombée de la nuit, eurent la cuisse ou le bras entaillés par un rasoir qui, d'un seul coup, pénétrait les vêtements, puis la chair. Le rasoir taillait sans douleur et les malheureux ne tombaient, baignés dans leur sang, qu'au bout de quelques pas. Les assassins demeurèrent inconnus. On attribua les premiers crimes aux bandes d'Apaches et autres tatoués qui effrayent nos âmes meilleures, et désolent ceux qui croient à la perfectibilité humaine. Les autres forfaits furent mis sur le compte d'un de ces maniaques qui pullulent et qui ne ressortissent pas à la Cour d'assises, mais à la Salpêtrière. Je fus souvent tenté de dénoncer l'auteur de tous ces crimes. Car je me doutais bien que c'était le catéchumène Gabriel Fernisoun qui agissait en l'attente du baptême. L'égoïsme triompha. J'avais échappé au monstre, je le laissai agir sans le dénoncer.

      ... Au bout de quelques mois, je me trouvai avec une de ces bandes hétéroclites qui fréquentent les tavernes du quartier latin. Nous étions à la Lorraine, attablés devant des absinthes que nous troublions méthodiquement. Il y avait là, avec moi, un de ces petits journalistes qui écrivent de vagues chroniques en troisième page de canards mi-morts, donnent des échos aux grands quotidiens, et quémandent, dans les maisons de commerce, des commandes de publicité. Il y avait aussi, en casquette et manteau de peau de phoque, un de ces chauffeurs qui fréquentent tous les fabricants de l'avenue de la Grande-Armée, ont toujours quelque auto à vendre, étant sans cesse sur le point d'en acheter, connaissent à fond les autos de toutes marques, et vous tapent de cent sous à l'occasion. Il y avait un élève de l'École des Beaux-Arts et un fonctionnaire des Colonies récemment revenu de la Martinique. Il avait raconté pour la troisième fois l'éruption du Mont-Pelé. Le journaliste parlait de faire un poker. L'élève des Beaux-Arts bâilla en exprimant le désir de jouer avec le joker. Le chauffeur dit:

      —Voilà Philippe!

      Philippe, étudiant douteux mais chic, très beau garçon, arrivait avec la grande Nella. Celle-ci était une assez belle brune. Son corset descendant très bas, selon la mode, la faisait paraître stéatopyge,