que votre bonheur, et je fais votre malheur. La faute en est-elle à mon caractère, à mon éducation? Est-ce le milieu dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma vie, tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions entraînant avec elles des responsabilités? toujours est-il que lorsque je suis en face d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait disparaître lui-même, s'enfoncer ou s'envoler.
—Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle tendrement; tu es le meilleur des hommes.
—A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu aurais été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi, le meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu. J'avais fait de si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais assez de maris pour faire mon choix. Et maintenant!
Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant à sa femme et s'arrêtant devant elle:
—Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se présente, je ne ferai point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: «Il est bien difficile de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser», attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes. Pour moi, j'ai pu me perdre dans ces hésitations malheureuses, je ne les aurai point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là, dans la tranquillité du tête-à-tête je l'interrogerai.
Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère reprit le dessus:
—Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce mariage.
VIII
Dans une famille, la mère n'est pas toujours la confidente de ses filles; c'est quelquefois le père qu'elles choisissent; c'était le cas chez les Adeline, où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement, avait plus de liberté et plus d'expansion avec son père.
Occupée, affairée, appartenant à tous; madame Adeline n'avait jamais pu perdre son temps dans les longs bavardages où se plaisent les enfants. Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu; elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des regards attendris et ces mouvements enveloppants où les enfants sont si habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement donné, la mère reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes étaient comptées.
Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son père entièrement à elle, sans que jamais il lui répondit le mot qu'elle était habituée à entendre chez sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas à travailler, lui, lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eût à faire, il ne le faisait que lorsqu'elle lui en laissait la liberté; et bien souvent même il commençait sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant à lui plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était qu'une enfant; jeune homme, lorsqu'elle était devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires! Que de visites aux quinze ou vingt poupées composant la famille de Berthe, qui toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'âge n'avait point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi sérieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'était qu'une gamine, ne se fâchant point des moqueries de sa grand'mère et de sa mère, mais sachant gré à son père de la prendre au sérieux et de la défendre.
—Ne la raille point, répétait-il, les petites filles qui aiment le plus tendrement leurs poupées sont les mêmes qui plus tard aiment le plus tendrement leurs enfants; on est mère à tout âge.
Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien encore, comme dix ans auparavant, faire le «monsieur qui vient en visite», le «médecin», et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille.
Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline se chargeât de parler à Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent joué le rôle du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant entretenir la «maman» de projets de mariage à propos de Toto ou de Popo, pour remplir ce rôle sérieusement et faire pour de bon le «papa.»
Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé, et quand, à huit heures, le père et la fille montèrent dans la vieille calèche, le ciel était clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du côté du levant comme on en voit souvent, en novembre, après les grandes pluies d'ouest. Bien que le cocher fût sur son siège, on ne partit pas tout de suite, parce qu'il fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de derrière et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de Léonie. Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait ajouter aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut fermé.
—Bon voyage!
—A ce soir!
Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la rue de l'Hospice pour gagner la côte du Bourgtheroulde; comme le temps était doux, les glaces n'avaient point été fermées; en tournant au coin de la rue du Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs qui venait en sens contraire.
—Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il.
—Il faut le lui demander, répondit Berthe en riant.
—Ce n'est pas la peine.
On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua qu'il y avait dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tête et le geste de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors?
—Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passés.
—Comment l'aurait-il su?
—Tu aurais pu le lui dire hier au soir.
Berthe ne répondit pas.
Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel, Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté qu'il lui fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se décider, l'émotion lui serrait le coeur; l'heure présente était si différente de celle qu'autrefois, dans ses moments de rêveries ambitieuses, il avait espéré!
Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence, absorbé dans ses pensées, Berthe le provoqua à parler.
—Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux d'aller au Thuit?
C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout de suite de Michel, au moins pour la préparer à se prononcer sur sa demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison Eck et Debs, désire t'épouser»; il fallait aussi qu'elle sût à l'avance dans quelles conditions Michel se présentait et l'intérêt matériel qu'il pouvait y avoir pour elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même chose de refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la fortune de ses parents, que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise.
—Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de plus grand plaisir que d'aller au Thuit. C'est là que j'ai appris à marcher. C'est là que tu as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les terres,