mon champion fournira rude bataille! »
Mais Tristan, ranimé par la chaleur de l’eau et la force des aromates, la regardait, et songeant qu’il avait conquis la Reine aux cheveux d’or, se mit à sourire. Iseut le remarqua et se dit : « Pourquoi cet étranger a-t-il souri ? Ai-je rien fait qui ne convienne pas ? Ai-je négligé l’un des services qu’une jeune fille doit rendre à son hôte ? Oui, peut-être a-t-il ri parce que j’ai oublié de parer ses armes ternies par le venin. »
Elle vint donc là où l’armure de Tristan était déposée : « Ce heaume est de bon acier, pensa-t-elle, et ne lui faillira pas au besoin. Et ce haubert est fort, léger, bien digne d’être porté par un preux. » Elle prit l’épée par la poignée : « Certes, c’est là une belle épée, et qui convient à un hardi baron. » Elle tire du riche fourreau, pour l’essuyer, la lame sanglante. Mais elle voit qu’elle est largement ébréchée. Elle remarque la forme de l’entaille : ne serait-ce point la lame qui s’est brisée dans la tête du Morholt ? Elle hésite, regarde encore, veut s’assurer de son doute. Elle court à la chambre où elle gardait le fragment d’acier retiré naguère du crâne du Morholt. Elle joint le fragment à la brèche ; à peine voyait-on la trace de la brisure. Alors elle se précipita vers Tristan, et, faisant tournoyer sur la tête du blessé la grande épée, elle cria : « Tu es Tristan de Loonnois, le meurtrier du Morholt, mon cher oncle. Meurs donc à ton tour ! »
Tristan fit effort pour arrêter son bras ; vainement ; son corps était perclus, mais son esprit restait agile. Il parla donc avec adresse : « Soit, je mourrai ; mais pour t’épargner les longs repentirs, écoute. Fille de roi, sache que tu n’as pas seulement le pouvoir, mais le droit de me tuer. Oui, tu as droit sur ma vie, puisque deux fois tu me l’as conservée et rendue. Une première fois, naguère, j’étais le jongleur blessé que tu as sauvé quand tu as chassé de son corps le venin dont l’épieu du Morholt l’avait empoisonné. Ne rougis pas, jeune fille, d’avoir guéri ces blessures ; ne les avais-je pas reçues en loyal combat ? ai-je tué le Morholt en trahison ? ne m’avait-il pas défié ? ne devais-je pas défendre mon corps ? Pour la seconde fois, en m’allant chercher au marécage, tu m’as sauvé. Ah ! c’est pour toi, jeune fille, que j’ai combattu le dragon… Mais laissons ces choses : je voulais te prouver seulement que, m’ayant par deux fois délivré du péril de la mort, tu as droit sur ma vie. Tue-moi donc, si tu penses y gagner louange et gloire. Sans doute, quand tu seras couchée entre les bras du preux sénéchal, il te sera doux de songer à ton hôte blessé, qui avait risqué sa vie pour te conquérir et t’avait conquise, et que tu auras tué sans défense dans ce bain. » Iseut s’écria : « J’entends merveilleuses paroles. Pourquoi le meurtrier du Morholt a-t-il voulu me conquérir ? Ah ! sans doute, comme le Morholt avait jadis tenté de ravir sur sa nef les jeunes filles de Cornouailles, à ton tour, par belles représailles, tu as fait cette vantance d’emporter comme ta serve celle que le Morholt chérissait entre les jeunes filles… – Non, fille de roi, dit Tristan. Mais un jour deux hirondelles ont volé jusqu’à Tintagel pour y porter l’un de tes cheveux d’or. J’ai cru qu’elles venaient m’annoncer paix et amour. C’est pourquoi je suis venu te quérir par delà la mer. C’est pourquoi j’ai affronté le monstre et son venin. Vois ce cheveu cousu parmi les fils d’or de mon bliaut ; la couleur des fils d’or a passé : l’or du cheveu ne s’est pas terni. » Iseut rejeta la grande épée et prit en mains le bliaut de Tristan. Elle y vit le cheveu d’or et se tut longuement ; puis elle baisa son hôte sur les lèvres en signe de paix et le revêtit de riches habits.
Au jour de l’assemblée des barons, Tristan envoya secrètement vers sa nef Perinis, le valet d’Iseut, pour mander à ses compagnons de se rendre à la cour, parés comme il convenait aux messagers d’un riche roi : car il espérait atteindre ce jour même au terme de l’aventure. Gorvenal et les cent chevaliers se désolaient depuis quatre jours d’avoir perdu Tristan ; ils se réjouirent de la nouvelle.
Un à un, dans la salle où déjà s’amassaient sans nombre les barons d’Irlande, ils entrèrent, s’assirent à la file sur un même rang, et les pierreries ruisselaient au long de leurs riches vêtements d’écarlate, de cendal et de pourpre. Les Irlandais disaient entre eux : « Quels sont ces seigneurs magnifiques ? Qui les connaît ? Voyez ces manteaux somptueux, parés de zibeline et d’orfroi ! Voyez à la pomme des épées, au fermail des pelisses, chatoyer les rubis, les béryls, les émeraudes et tant de pierres que nous ne savons nommer ! Qui donc vit jamais splendeur pareille ? D’où viennent ces seigneurs ? À qui sont-ils ? » Mais les cent chevaliers se taisaient et ne se mouvaient de leurs sièges pour nul qui entrât.
Quand le roi d’Irlande fut assis sous le dais, le sénéchal Aguynguerran le Roux offrit de prouver par témoins et de soutenir par bataille qu’il avait tué le monstre et qu’Iseut devait lui être livrée.
Alors Iseut s’inclina devant son père, et dit : « Roi, un homme est là, qui prétend convaincre votre sénéchal de mensonge et de félonie. À cet homme prêt à prouver qu’il a délivré votre terre du fléau et que votre fille ne doit pas être abandonnée à un couard, promettez-vous de pardonner ses torts anciens, si grands soient-ils, et de lui accorder votre paix et votre merci ? ».
Le roi y pensa et ne se hâtait pas de répondre. Mais ses barons crièrent en foule : « Octroyez-le, sire ! octroyez-le ! » Le roi dit : « Et je l’octroie ! »
Mais Iseut s’agenouilla à ses pieds : « Père, donnez-moi d’abord le baiser de merci et de paix, en signe que vous le donnerez pareillement à cet homme ! ». Quand elle eut reçu le baiser, elle alla chercher Tristan et le conduisit par la main dans l’assemblée. À sa vue, les cent chevaliers se levèrent à la fois, le saluèrent les bras en croix sur la poitrine, se rangèrent à ses côtés et les Irlandais virent qu’il était leur seigneur. Mais plusieurs le reconnurent alors, et un grand cri retentit : « C’est Tristan de Loonnois, c’est le meurtrier du Morholt ! ».
Les épées nues brillèrent et des voix furieuses répétaient : « Qu’il meure ! » Mais Iseut s’écria : « Roi, baise cet homme sur la bouche, ainsi que tu l’as promis ! » Le roi le baisa sur la bouche, et la clameur s’apaisa.
Alors Tristan montra la langue du dragon, et offrit la bataille au sénéchal qui n’osa l’accepter et reconnut son forfait. Puis Tristan parla ainsi : « Seigneurs, j’ai tué le Morholt, mais j’ai franchi la mer pour vous offrir belle amendise. Afin de racheter le méfait[26], j’ai mis mon corps en péril de mort et je vous ai délivrés du monstre, et voici que j’ai conquis Iseut la Blonde, la belle. L’ayant conquise, je l’emporterai donc sur ma nef. Mais, afin que par les terres d’Irlande et de Cornouailles se répande non plus la haine, mais l’amour, sachez que le roi Marc, mon cher seigneur, l’épousera. Voyez ici cent chevaliers de haut parage prêts à jurer sur les reliques des saints que le roi Marc vous mande paix et amour, que son désir est d’honorer Iseut comme sa chère femme épousée, et que tous les hommes de Cornouailles la serviront comme leur dame et leur reine. » On apporta les corps saints à grand’joie, et les cent chevaliers jurèrent qu’il avait dit vérité.
Le roi prit Iseut par la main et demanda à Tristan s’il la conduirait loyalement à son seigneur. Devant ses cent chevaliers et devant les barons d’Irlande, Tristan le jura. Iseut la Blonde frémissait de honte et d’angoisse.
Ainsi, Tristan, l’ayant conquise, la dédaignait ; le beau conte du Cheveu d’or n’était que mensonge, et c’est à un autre qu’il la livrait… Mais le roi posa la main droite d’Iseut dans la main droite de Tristan, et Tristan la retint en signe qu’il se saisissait d’elle, au nom du roi de Cornouailles.
Ainsi, pour l’amour du roi Marc, par la ruse et par la force, Tristan accomplit la quête de la Reine aux cheveux d’or.
IV
Le philtre
Quand le temps approcha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa mère recueillit des herbes, des fleurs et des racines, les mêla dans du vin, et brassa un breuvage puissant.