oute la classe se mit à rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
– Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d'esprit.
Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
– Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.
Le nouveau articula, d'une voix bredouillante, un nom inintelligible. Le maître le pria de répéter encore et encore jusqu'à ce qu'il prononce finalement: Charbovari.
Ce fut un nouveau éclat de rire; et on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait: Charbovari! Charbovari! Charles, intimidé, resta deux heures exemplairement immobile.
Son père, M. Charles-Denis-Bartholomé Bovary, ancien aide-chirurgien-major, épousa une fille de marchand bonnetier, avec une dot de soixante mille francs. Bel homme, il vécut sur la fortune de sa femme, mais finit par se retirer à la campagne après avoir perdu de l'argent. Sa femme, devenue nerveuse et difficile, supporta ses infidélités et son indifférence stoïquement.
Charles fut gâté par sa mère, mais son père voulut qu'il soit élevé durement. Il suivit des leçons de latin avec le curé du village, mais elles étaient inefficaces. À douze ans, sa mère obtint qu'il commence ses études. Charles fut finalement envoyé au collège de Rouen.
Au collège, Charles était modéré et se maintint vers le milieu de la classe. Mais à la fin de sa troisième, ses parents le retirèrent du collège pour lui faire étudier la médecine, persuadés qu'il pourrait se pousser seul jusqu'au baccalauréat.Il échoua à son premier examen, mais réussit après une préparation intense. Il s'installa comme médecin à Tostes.
Sa mère lui trouva une femme, la veuve d'un huissier de Dieppe, Mme Dubuc, qui avait quarante-cinq ans et douze cents livres de rente. Quoiqu'elle fût laide, sèche comme un cotret, certes madame Dubuc ne manquait pas de partis à choisir. Pour arriver à ses fins, la mère Bovary fut obligée de les évincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intrigues d'un charcutier qui était soutenu par les prêtres.
Charles avait espéré être plus libre en se mariant, mais sa femme dominait tout. Elle se plaignait sans cesse de sa santé et demandait à Charles de l'aimer plus.
II
Une nuit, vers onze heures, un homme arriva à la porte pour chercher le médecin. Charles Bovary reçut une lettre lui demandant de se rendre immédiatement à la ferme des Bertaux pour soigner une jambe cassée. Il décida de partir trois heures plus tard, au lever de la lune.
Vers quatre heures du matin, Charles, bien enveloppé dans son manteau, se mit en route. En chemin, il rencontra un jeune garçon qui devait le guider jusqu'à la ferme.
L'officier de santé, chemin faisant[1], comprit aux discours de son guide que M. Rouault devait être un cultivateur des plus aisés. Il s'était cassé la jambe, la veille au soir, en revenant de faire les Rois, chez un voisin. Sa femme était morte depuis deux ans. Il n'avait avec lui que sa demoiselle, qui l'aidait à tenir la maison.
Une jeune femme vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary, qu'elle fit entrer dans la cuisine, où flambait un grand feu.
Charles monta, au premier, voir le malade. Il le trouva dans son lit, suant sous ses couvertures et ayant rejeté bien loin son bonnet de coton. La fracture était simple, sans complication d'aucune espèce. Charles n'eût osé en souhaiter de plus facile[2].
Une fois le pansement fait, le médecin fut invité, par M. Rouault lui-même, à prendre un morceau avant de partir.
Charles se mit en discussion avec Emma. Mademoiselle Rouault ne s'amusait guère à la campagne, maintenant surtout qu'elle était chargée presque à elle seule des soins de la ferme.
Quand Charles, après être monté dire adieu au père Rouault, rentra dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front contre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalas des haricots avaient été renversés par le vent. Elle se retourna.
– Cherchez-vous quelque chose? demanda-t-elle.
– Ma cravache, s'il vous plaît, répondit-il.
Elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille. Mademoiselle Emma l'aperçut; elle se pencha sur les sacs de blé. Charles, par galanterie, se précipita et, comme il allongeait aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus l'épaule.
Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours après, comme il l'avait promis, c'est le lendemain même qu'il y retourna, puis deux fois la semaine régulièrement, sans compter les visites inattendues qu'il faisait de temps à autre, comme par mégarde. Le père Rouault disait qu'il n'aurait pas été mieux guéri par les premiers médecins d'Yvetot ou même de Rouen.
Quant à Charles, il ne chercha point à se demander pourquoi il venait aux Bertaux avec plaisir. Il aimait la grange et les écuries; il aimait le père Rouault; qui lui tapait dans la main en l'appelant son sauveur; il aimait les petits sabots de mademoiselle Emma sur les dalles lavées de la cuisine; ses talons hauts la grandissaient un peu, et, quand elle marchait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la bottine.
Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux, madame Bovary jeune ne manquait pas de s'informer du malade. Mais quand elle sut qu'il avait une fille, elle alla aux informations; et elle apprit que mademoiselle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines, avait reçu, comme on dit, une belle éducation, qu'elle savait, en conséquence, la danse, la géographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble[3]!
Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. Héloïse lui avait fait jurer qu'il n'irait plus, la main sur son livre de messe, après beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande explosion d'amour.
Peu de temps après, un notaire s'enfuit avec les fonds de la veuve Dubuc, la première femme de Charles, laissant la famille Bovary dans une situation financière difficile.
Huit jours après, comme elle étendait du linge dans sa cour, elle fut prise d'un crachement de sang[4], et le lendemain, tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le rideau de la fenêtre, elle dit: «Ah! mon Dieu!» poussa un soupir et s'évanouit. Elle était morte! Quel étonnement!
Quand tout fut fini au cimetière, Charles rentra chez lui. Il ne trouva personne en bas; il monta au premier, dans la chambre, vit sa robe encore accrochée au pied de l'alcôve; alors, s'appuyant contre le secrétaire, il resta jusqu'au soir perdu dans une rêverie douloureuse. Elle l'avait aimé, après tout.
III
Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement de sa jambe remise: soixante et quinze francs en pièces de quarante sous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et l'en consola tant qu'il put; et il l'inventa d'aller les voir au printemps.
Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux; il retrouva tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, c'est-à-dire. Les poiriers déjà étaient en fleur, et le bonhomme Rouault, debout maintenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus animée.
Charles retrouva peu à peu une certaine sérénité, appréciant la liberté de sa vie solitaire. Il pouvait manger, sortir et rentrer quand il le voulait. Sa clientèle avait même augmenté après la mort de sa femme, et il se rendait souvent aux Bertaux, où il espérait quelque chose de nouveau, sans savoir exactement quoi.
Un jour, il arriva vers trois heures. Tout le monde était aux champs, sauf Emma, qui cousait près de la fenêtre. Elle travaillait le front baissé; elle ne parlait pas, Charles non plus. Emma, de temps à autre, se rafraîchissait les joues en y appliquant la paume