Alexandre Dumas

Le comte de Monte Cristo


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ce que vous désirez là est impossible; ne le demandez donc pas davantage, car il est sans exemple que, sur sa demande, le gouverneur soit venu dans la chambre d’un prisonnier; seulement, soyez bien sage, on vous permettra la promenade, et il est possible qu’un jour, pendant que vous vous promènerez, le gouverneur passera: alors vous l’interrogerez, et, s’il veut vous répondre, cela le regarde.

      – Mais, dit Dantès, combien de temps puis-je attendre ainsi sans que ce hasard se présente?

      – Ah! dame, dit le geôlier, un mois, trois mois, six mois, un an peut-être.

      – C’est trop long, dit Dantès; je veux le voir tout de suite.

      – Ah! dit le geôlier, ne vous absorbez pas ainsi dans un seul désir impossible, ou, avant quinze jours, vous serez fou.

      – Ah! tu crois? dit Dantès.

      – Oui, fou. C’est toujours ainsi que commence la folie; nous en avons un exemple ici: c’est en offrant sans cesse un million au gouverneur, si on voulait le mettre en liberté, que le cerveau de l’abbé qui habitait cette chambre avant vous s’est détraqué.

      – Et combien y a-t-il qu’il a quitté cette chambre?

      – Deux ans.

      – On l’a mis en liberté?

      – Non: on l’a mis au cachot.

      – Écoute! dit Dantès, je ne suis pas un abbé, je ne suis pas fou; peut-être le deviendrai-je; mais, malheureusement, à cette heure, j’ai encore tout mon bon sens: je vais te faire une autre proposition.

      – Laquelle?

      – Je ne t’offrirai pas un million, moi, car je ne pourrais pas te le donner; mais je t’offrirai cent écus si tu veux, la première fois que tu iras à Marseille, descendre jusqu’aux Catalans, et remettre une lettre à une jeune fille qu’on appelle Mercédès… pas même une lettre, deux lignes seulement.

      – Si je portais ces deux lignes et que je fusse découvert, je perdrais ma place, qui est de mille livres par an, sans compter les bénéfices et la nourriture; vous voyez donc bien que je serais un grand imbécile de risquer de perdre mille livres pour en gagner trois cents.

      – Eh bien! dit Dantès, écoute et retiens bien ceci: si tu refuses de prévenir le gouverneur que je désire lui parler; si tu refuses de porter deux lignes à Mercédès, ou tout au moins de la prévenir que je suis ici, un jour je t’attendrai derrière ma porte, et, au moment où tu entreras, je te briserai la tête avec cet escabeau.

      – Des menaces! s’écria le geôlier en faisant un pas en arrière et en se mettant sur la défensive; décidément la tête vous tourne. L’abbé a commencé comme vous, et dans trois jours vous serez fou à lier, comme lui; heureusement que l’on a des cachots au château d’If.»

      Dantès prit l’escabeau, et il le fit tournoyer autour de sa tête.

      «C’est bien! c’est bien! dit le geôlier; eh bien! puisque vous le voulez absolument, on va prévenir le gouverneur.

      – À la bonne heure!» dit Dantès en reposant son escabeau sur le sol et en s’asseyant dessus, la tête basse et les yeux hagards, comme s’il devenait réellement insensé.

      Le geôlier sortit, et, un instant après, rentra avec quatre soldats et un caporal.

      «Par ordre du gouverneur, dit-il, descendez le prisonnier un étage au-dessous de celui-ci.

      – Au cachot, alors? dit le caporal.

      – Au cachot. Il faut mettre les fous avec les fous.»

      Les quatre soldats s’emparèrent de Dantès qui tomba dans une espèce d’atonie et les suivit sans résistance.

      On lui fit descendre quinze marches, et on ouvrit la porte d’un cachot dans lequel il entra en murmurant :

      «Il a raison, il faut mettre les fous avec les fous.»

      La porte se referma, et Dantès alla devant lui, les mains étendues jusqu’à ce qu’il sentît le mur; alors il s’assit dans un angle et resta immobile, tandis que ses yeux, s’habituant peu à peu à l’obscurité, commençaient à distinguer les objets.

      Le geôlier avait raison, il s’en fallait de bien peu que Dantès ne fût fou.

      IX. Le soir des fiançailles

      Villefort, comme nous l’avons dit, avait repris le chemin de la place du Grand-Cours, et en rentrant dans la maison de Mme de Saint-Méran, il trouva les convives qu’il avait laissés à table passés au salon en prenant le café..

      Renée l’attendait avec une impatience qui était partagée par tout le reste de la société. Aussi fut-il accueilli par une exclamation générale:

      «Eh bien, trancheur de têtes, soutien de l’État, Brutus royaliste! s’écria l’un, qu’y a-t-il? voyons!

      – Eh bien, sommes-nous menacés d’un nouveau régime de la Terreur? demanda l’autre.

      – L’ogre de Corse serait-il sorti de sa caverne? demanda un troisième.

      – Madame la marquise, dit Villefort s’approchant de sa future belle-mère, je viens vous prier de m’excuser si je suis forcé de vous quitter ainsi… Monsieur le marquis, pourrais-je avoir l’honneur de vous dire deux mots en particulier?

      – Ah! mais c’est donc réellement grave? demanda la marquise, en remarquant le nuage qui obscurcissait le front de Villefort.

      – Si grave que je suis forcé de prendre congé de vous pour quelques jours; ainsi, continua-t-il en se tournant vers Renée, voyez s’il faut que la chose soit grave.

      – Vous partez, monsieur? s’écria Renée, incapable de cacher l’émotion que lui causait cette nouvelle inattendue.

      – Hélas! oui, mademoiselle, répondit Villefort: il le faut.

      – Et où allez-vous donc? demanda la marquise.

      – C’est le secret de la justice, madame; cependant si quelqu’un d’ici a des commissions pour Paris, j’ai un de mes amis qui partira ce soir et qui s’en chargera avec plaisir.»

      Tout le monde se regarda.

      «Vous m’avez demandé un moment d’entretien? dit le marquis.

      – Oui, passons dans votre cabinet, s’il vous plaît.»

      Le marquis prit le bras de Villefort et sortit avec lui.

      «Eh bien, demanda celui-ci en arrivant dans son cabinet, que se passe-t-il donc? parlez.

      – Des choses que je crois de la plus haute gravité, et qui nécessitent mon départ à l’instant même pour Paris. Maintenant, marquis, excusez l’indiscrète brutalité de la question, avez-vous des rentes sur l’État?

      – Toute ma fortune est en inscriptions; six à sept cent mille francs à peu près.

      – Eh bien, vendez, marquis, vendez, ou vous êtes ruiné.

      – Mais, comment voulez-vous que je vende d’ici?

      – Vous avez un agent de change, n’est-ce pas?

      – Oui.

      – Donnez-moi une lettre pour lui, et qu’il vende sans perdre une minute, sans perdre une seconde; peut-être même arriverai-je trop tard.

      – Diable! dit le marquis, ne perdons pas de temps.»

      Et il se mit à table et écrivit une lettre à son agent de change, dans laquelle il lui ordonnait de vendre à tout prix.

      «Maintenant que j’ai cette lettre, dit Villefort en la serrant soigneusement dans son portefeuille, il m’en faut une autre.

      – Pour qui?

      – Pour le roi.

      – Pour le roi?

      – Oui.

      – Mais