Alexandre Dumas

Le comte de Monte Cristo


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extérieur, percer ce mur et me jeter à la mer. J’ai longé le corridor, contre lequel donne votre chambre, au lieu de passer dessous; tout mon travail est perdu, car ce corridor donne sur une cour pleine de gardes.

      – C’est vrai, dit Dantès; mais ce corridor ne longe qu’une face de ma chambre, et ma chambre en a quatre.

      – Oui, sans doute, mais en voici d’abord une dont le rocher fait la muraille; il faudrait dix années de travail à dix mineurs munis de tous leurs outils pour percer le rocher; cette autre doit être adossée aux fondations de l’appartement du gouverneur; nous tomberions dans les caves qui ferment évidemment à la clef et nous serions pris; l’autre face donne, attendez donc, où donne l’autre face?

      Cette face était celle où était percée la meurtrière à travers laquelle venait le jour: cette meurtrière, qui allait toujours en se rétrécissant jusqu’au moment où elle donnait entrée au jour, et par laquelle un enfant n’aurait certes pas pu passer, était en outre garnie par trois rangs de barreaux de fer qui pouvaient rassurer sur la crainte d’une évasion par ce moyen le geôlier le plus soupçonneux.

      Et le nouveau venu, en faisant cette question, traîna la table au-dessous de la fenêtre.

      «Montez sur cette table» dit-il à Dantès.

      Dantès obéit, monta sur la table, et, devinant les intentions de son compagnon, appuya le dos au mur et lui présenta les deux mains.

      Celui qui s’était donné le nom du numéro de sa chambre, et dont Dantès ignorait encore le véritable nom, monta alors plus lestement que n’eût pu le faire présager son âge, avec une habileté de chat ou de lézard, sur la table d’abord, puis de la table sur les mains de Dantès, puis de ses mains sur ses épaules; ainsi courbé en deux, car la voûte du cachot l’empêchait de se redresser, il glissa sa tête entre le premier rang de barreaux, et put plonger alors de haut en bas.

      Un instant après, il retira vivement la tête.

      «Oh! oh! dit-il, je m’en étais douté.»

      Et il se laissa glisser le long du corps de Dantès sur la table, et de la table sauta à terre.

      «De quoi vous étiez-vous douté?» demanda le jeune homme anxieux, en sautant à son tour auprès de lui.

      Le vieux prisonnier méditait.

      «Oui, dit-il, c’est cela; la quatrième face de votre cachot donne sur une galerie extérieure, espèce de chemin de ronde où passent les patrouilles et où veillent des sentinelles.

      – Vous en êtes sûr?

      – J’ai vu le shako du soldat et le bout de son fusil et je ne me suis retiré si vivement que de peur qu’il ne m’aperçût moi-même.

      – Eh bien? dit Dantès.

      – Vous voyez bien qu’il est impossible de fuir par votre cachot.

      – Alors? continua le jeune homme avec un accent interrogateur.

      – Alors, dit le vieux prisonnier, que la volonté de Dieu soit faite!»

      Et une teinte de profonde résignation s’étendit sur les traits du vieillard.

      Dantès regarda cet homme qui renonçait ainsi et avec tant de philosophie à une espérance nourrie depuis si longtemps, avec un étonnement mêlé d’admiration.

      «Maintenant, voulez-vous me dire qui vous êtes? demanda Dantès.

      – Oh! mon Dieu, oui, si cela peut encore vous intéresser, maintenant que je ne puis plus vous être bon à rien.

      – Vous pouvez être bon à me consoler et à me soutenir, car vous me semblez fort parmi les forts.»

      L’abbé sourit tristement.

      «Je suis l’abbé Faria, dit-il, prisonnier depuis 1811, comme vous le savez, au château d’If; mais j’étais depuis trois ans renfermé dans la forteresse de Fenestrelle. En 1811, on m’a transféré du Piémont en France. C’est alors que j’ai appris que la destinée, qui, à cette époque, lui semblait soumise, avait donné un fils à Napoléon, et que ce fils au berceau avait été nommé roi de Rome. J’étais loin de me douter alors de ce que vous m’avez dit tout à l’heure: c’est que, quatre ans plus tard, le colosse serait renversé. Qui règne donc en France? Est-ce Napoléon II?

      – Non, c’est Louis XVIII.

      – Louis XVIII, le frère de Louis XVI, les décrets du ciel sont étranges et mystérieux. Quelle a donc été l’intention de la Providence en abaissant l’homme qu’elle avait élevé et en élevant celui qu’elle avait abaissé?»

      Dantès suivait des yeux cet homme qui oubliait un instant sa propre destinée pour se préoccuper ainsi des destinées du monde.

      «Oui, oui, continua-t-il, c’est comme en Angleterre: après Charles Ier, Cromwell, après Cromwell, Charles II, et peut-être après Jacques II, quelque gendre, quelque parent, quelque prince d’Orange; un stathouder qui se fera roi; et alors de nouvelles concessions au peuple, alors une constitution alors la liberté! Vous verrez cela, jeune homme, dit-il en se retournant vers Dantès, et en le regardant avec des yeux brillants et profonds, comme en devaient avoir les prophètes. Vous êtes encore d’âge à le voir, vous verrez cela.

      – Oui, si je sors d’ici.

      – Ah c’est juste, dit l’abbé Faria. Nous sommes prisonniers; il y a des moments où je l’oublie, et où, parce que mes yeux percent les murailles qui m’enferment, je me crois en liberté.

      – Mais pourquoi êtes-vous enfermé, vous?

      – Moi? parce que j’ai rêvé en 1807 le projet que Napoléon a voulu réaliser en 1811; parce que, comme Machiavel, au milieu de tous ces principicules qui faisaient de l’Italie un nid de petits royaumes tyranniques et faibles, j’ai voulu un grand et seul empire, compact et fort: parce que j’ai cru trouver mon César Borgia dans un niais couronné qui a fait semblant de me comprendre pour me mieux trahir. C’était le projet d’Alexandre VI et de Clément VII; il échouera toujours, puisqu’ils l’ont entrepris inutilement et que Napoléon n’a pu l’achever; décidément l’Italie est maudite!»

      Et le vieillard baissa la tête.

      Dantès ne comprenait pas comment un homme pouvait risquer sa vie pour de pareils intérêts; il est vrai que s’il connaissait Napoléon pour l’avoir vu et lui avoir parlé, il ignorait complètement, en revanche, ce que c’étaient que Clément VII et Alexandre VI.

      «N’êtes-vous pas, dit Dantès, commençant à partager l’opinion de son geôlier, qui était l’opinion générale au château d’If, le prêtre que l’on croit… malade?

      – Que l’on croit fou, vous voulez dire, n’est-ce pas?

      – Je n’osais, dit Dantès en souriant.

      – Oui, oui, continua Faria avec un rire amer; oui, c’est moi qui passe pour fou; c’est moi qui divertis depuis si longtemps les hôtes de cette prison, et qui réjouirais les petits enfants, s’il y avait des enfants dans le séjour de la douleur sans espoir.»

      Dantès demeura un instant immobile et muet.

      «Ainsi, vous renoncez à fuir? lui dit-il.

      – Je vois la fuite impossible; c’est se révolter contre Dieu que de tenter ce que Dieu ne veut pas qui s’accomplisse.

      – Pourquoi vous décourager? ce serait trop demander aussi à la Providence que de vouloir réussir du premier coup. Ne pouvez-vous pas recommencer dans un autre sens ce que vous avez fait dans celui-ci?

      – Mais savez-vous ce que j’ai fait, pour parler ainsi de recommencer? Savez-vous qu’il m’a fallu quatre ans pour faire les outils que je possède? Savez-vous que depuis deux ans je gratte et creuse une terre dure comme le granit? Savez-vous qu’il m’a fallu déchausser des pierres qu’autrefois je n’aurais pas cru pouvoir remuer, que des journées tout entières se sont passées dans ce labeur titanique