Alexandre Dumas

Le comte de Monte Cristo


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moi-même.»

      Au moment où Edmond, dans une espèce de délire occasionné par l’épuisement de sa force et le vide de son cerveau, prononçait, anxieusement tourné vers le château d’If, cette prière ardente, il vit apparaître, à la pointe de l’île de Pomègue, dessinant sa voile latine à l’horizon, et pareil à une mouette qui vole en rasant le flot, un petit bâtiment que l’œil d’un marin pouvait seul reconnaître pour une tartane génoise sur la ligne encore à demi obscure de la mer. Elle venait du port de Marseille et gagnait le large en poussant l’écume étincelante devant la proue aiguë qui ouvrait une route plus facile à ses flancs rebondis.

      «Oh! s’écria Edmond, dire que dans une demi-heure j’aurais rejoint ce navire si je ne craignais pas d’être questionné, reconnu pour un fugitif et reconduit à Marseille! Que faire? que dire? quelle fable inventer dont ils puissent être la dupe? Ces gens sont tous des contrebandiers, des demi-pirates. Sous prétexte de faire le cabotage, ils écument les côtes; ils aimeront mieux me vendre que de faire une bonne action stérile.

      «Attendons.

      «Mais attendre est chose impossible: je meurs de faim; dans quelques heures, le peu de forces qui me reste sera évanoui: d’ailleurs l’heure de la visite approche; l’éveil n’est pas encore donné, peut-être ne se doutera-t-on de rien: je puis me faire passer pour un des matelots de ce petit bâtiment qui s’est brisé cette nuit. Cette fable ne manquera point de vraisemblance; nul ne viendra pour me contredire, ils sont bien engloutis tous. Allons.»

      Et, tout en disant ces mots, Dantès tourna les yeux vers l’endroit où le petit navire s’était brisé, et tressaillit. À l’arête d’un rocher était resté accroché le bonnet phrygien d’un des matelots naufragés, et tout près de là flottaient quelques débris de la carène, solives inertes que la mer poussait et repoussait contre la base de l’île, qu’elles battaient comme d’impuissants béliers.

      En un instant, la résolution de Dantès fut prise; il se remit à la mer, nagea vers le bonnet, s’en couvrit la tête, saisit une des solives et se dirigea pour couper la ligne que devait suivre le bâtiment.

      «Maintenant, je suis sauvé», murmura-t-il.

      Et cette conviction lui rendit ses forces.

      Bientôt, il aperçut la tartane, qui, ayant le vent presque debout, courait des bordées entre le château d’If et la tour de Planier. Un instant, Dantès craignit qu’au lieu de serrer la côte le petit bâtiment ne gagnât le large, comme il eût fait par exemple si sa destination eût été pour la Corse ou la Sardaigne: mais, à la façon dont il manœuvrait, le nageur reconnut bientôt qu’il désirait passer, comme c’est l’habitude des bâtiments qui vont en Italie, entre l’île de Jaros et l’île de Calaseraigne.

      Cependant, le navire et le nageur approchaient insensiblement l’un de l’autre; dans une de ses bordées, le petit bâtiment vint même à un quart de lieue à peu près de Dantès. Il se souleva alors sur les flots, agitant son bonnet en signe de détresse; mais personne ne le vit sur le bâtiment, qui vira le bord et recommença une nouvelle bordée. Dantès songea à appeler; mais il mesura de l’œil la distance et comprit que sa voix n’arriverait point jusqu’au navire, emportée et couverte qu’elle serait auparavant par la brise de la mer et le bruit des flots.

      C’est alors qu’il se félicita de cette précaution qu’il avait prise de s’étendre sur une solive. Affaibli comme il était, peut-être n’eût-il pas pu se soutenir sur la mer jusqu’à ce qu’il eût rejoint la tartane; et, à coup sûr, si la tartane, ce qui était possible, passait sans le voir, il n’eût pas pu regagner la côte.

      Dantès, quoiqu’il fût à peu près certain de la route que suivait le bâtiment, l’accompagna des yeux avec une certaine anxiété, jusqu’au moment où il lui vit faire son abattée et revenir à lui.

      Alors il s’avança à sa rencontre; mais avant qu’ils se fussent joints, le bâtiment commença à virer de bord.

      Aussitôt Dantès, par un effort suprême, se leva presque debout sur l’eau, agitant son bonnet, et jetant un de ces cris lamentables comme en poussent les marins en détresse, et qui semblent la plainte de quelque génie de la mer.

      Cette fois, on le vit et on l’entendit. La tartane interrompit sa manœuvre et tourna le cap de son côté. En même temps, il vit qu’on se préparait à mettre une chaloupe à la mer.

      Un instant après, la chaloupe, montée par deux hommes, se dirigea de son côté, battant la mer de son double aviron. Dantès alors laissa glisser la solive dont il pensait n’avoir plus besoin, et nagea vigoureusement pour épargner la moitié du chemin à ceux qui venaient à lui.

      Cependant, le nageur avait compté sur des forces presque absentes; ce fut alors qu’il sentit de quelle utilité lui avait été ce morceau de bois qui flottait déjà, inerte, à cent pas de lui. Ses bras commençaient à se roidir, ses jambes avaient perdu leur flexibilité; ses mouvements devenaient durs et saccadés, sa poitrine était haletante.

      Il poussa un grand cri, les deux rameurs redoublèrent d’énergie, et l’un deux lui cria en italien:

      «Courage!»

      Le mot lui arriva au moment où une vague, qu’il n’avait plus la force de surmonter, passait au-dessus de sa tête et le couvrait d’écume.

      Il reparut battant la mer de ces mouvements inégaux et désespérés d’un homme qui se noie, poussa un troisième cri, et se sentit enfoncer dans la mer comme s’il eût eu encore au pied le boulet mortel.

      L’eau passa par-dessus sa tête, et à travers l’eau, il vit le ciel livide avec des taches noires.

      Un violent effort le ramena à la surface de la mer. Il lui sembla alors qu’on le saisissait par les cheveux; puis il ne vit plus rien, il n’entendit plus rien; il était évanoui.

      Lorsqu’il rouvrit les yeux, Dantès se retrouva sur le pont de la tartane, qui continuait son chemin; son premier regard fut pour voir quelle direction elle suivait: on continuait de s’éloigner du château d’If.

      Dantès était tellement épuisé, que l’exclamation de joie qu’il fit fut prise pour un soupir de douleur.

      Comme nous l’avons dit, il était couché sur le pont: un matelot lui frottait les membres avec une couverture de laine; un autre, qu’il reconnut pour celui qui lui avait crié: «Courage!» lui introduisait l’orifice d’une gourde dans la bouche; un troisième, vieux marin, qui était à la fois le pilote et le patron, le regardait avec le sentiment de pitié égoïste qu’éprouvent en général les hommes pour un malheur auquel ils ont échappé la veille et qui peut les atteindre le lendemain.

      Quelques gouttes de rhum, que contenait la gourde, ranimèrent le cœur défaillant du jeune homme, tandis que les frictions que le matelot, à genoux devant lui, continuait d’opérer avec de la laine rendaient l’élasticité à ses membres.

      «Qui êtes-vous? demanda en mauvais français le patron.

      – Je suis, répondit Dantès en mauvais italien, un matelot maltais; nous venions de Syracuse, nous étions chargés de vin et de panoline. Le grain de cette nuit nous a surpris au cap Morgiou, et nous avons été brisés contre ces rochers que vous voyez là-bas.

      – D’où venez-vous?

      – De ces rochers où j’avais eu le bonheur de me cramponner, tandis que notre pauvre capitaine s’y brisait la tête. Nos trois autres compagnons se sont noyés. Je crois que je suis le seul qui reste vivant; j’ai aperçu votre navire, et, craignant d’avoir longtemps à attendre sur cette île isolée et déserte, je me suis hasardé sur un débris de notre bâtiment pour essayer de venir jusqu’à vous. Merci, continua Dantès, vous m’avez sauvé la vie; j’étais perdu quand l’un de vos matelots m’a saisi par les cheveux.

      – C’est moi, dit un matelot à la figure franche et ouverte, encadrée de longs favoris noirs; et il était temps, vous couliez.

      – Oui, dit Dantès en lui tendant