Pierre Loti

Les derniers jours de Pékin


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et y mettent le feu. En nous éloignant, nous voyons la flamme monter en gerbe haute et gagner les sorghos voisins; longtemps elle jette une lueur d’incendie, derrière nous, au milieu des grisailles mornes et vides du lointain. Elle est sinistre, cette première tombée de nuit sur notre jonque, dans la solitude si étrangère où nous nous enfonçons d’heure en heure plus avant. Tant d’ombre autour de nous, et tant de morts parmi ces herbages! Dans le noir confus et infini, rien que des ambiances hostiles ou macabres… Et ce froid, qui augmente avec l’obscurité, et ce silence!…

      L’impression mélancolique cependant s’évanouit au souper, quand s’allume notre lanterne chinoise, éclairant le sarcophage que nous avons fermé le mieux possible au vent de la nuit. J’ai invité à ma table mes deux compagnons de route, – à ma très comique petite table, qu’eux-mêmes ont fabriquée, d’un aviron cassé et d’une vieille planche. Le pain de munition nous paraît exquis, après la longue marche sur la rive; nous avons pour nous réchauffer le thé bouillant que nous prépare le jeune Toum, à la fumée, sur un feu de sorghos, et voici que, la faim assouvie, les cigarettes turques épandant leur petit nuage charmeur, on a presque un sentiment de chez soi et de confortable, dans ce gîte de rien, enveloppé de vastes ténèbres.

      Puis, vient l’heure de dormir, – tandis que la jonque chemine toujours et que nos haleurs continuent leur marche courbée, frôlant les sorghos pleins de surprises, dans le sentier noir. Toum, bien qu’il soit un Chinois élégant, ira nicher avec les autres de sa race, à fond de cale, dans la paille. Et nous, tout habillés, bien entendu, tout bottés et les armes à portée de la main, nous nous étendons sur l’étroit lit de camp de la chambre, – regardant les étoiles qui, sitôt le fanal éteint, apparaissent entre les mailles de notre toit de natte, très scintillantes dans le ciel de gelée.

      Coups de fusil de temps à autre, à l’extrême lointain; drames nocturnes auxquels vraisemblablement nous ne serons pas mêlés. Et deux alertes avant minuit, pour un poste de Japonais et un poste d’Allemands qui veulent arrêter la jonque: il faut se lever, parlementer, et, à la lueur du fanal rallumé en hâte, montrer le pavillon français et les galons de mes manches.

      A minuit enfin, nos Chinois amarrent notre bateau, en un lieu qu’ils disent sûr, pour aller se coucher aussi. Et nous nous endormons tous, d’un profond sommeil, dans la nuit glaciale.

      IV

      Mardi 16 octobre.

      Réveil au petit jour, pour faire lever et repartir notre équipage.

      A l’aube froide et magnifique, à travers la limpidité d’un ciel rose, le soleil surgit et rayonne sans chaleur sur la plaine d’herbages, sur le lieu désert où nous venons de dormir.

      Et tout de suite je saute à terre, pressé de marcher, de m’agiter, dans un besoin irréfléchi de mouvement et de vitesse… Horreur! A un détour du sentier de halage, courant à l’étourdie sans regarder à mes pas, je manque de marcher sur quelque chose qui gît en forme de croix: un cadavre, nu, aux chairs grisâtres, couché sur le ventre, les bras éployés, à demi enfoui dans la vase dont il a pris la couleur; les chiens ou les corbeaux l’ont scalpé, ou bien les autres Chinois pour lui voler sa queue, et son crâne apparaît tout blanc, sans chevelure et sans peau…

      Il fait de jour en jour plus froid, à mesure que nous nous éloignons de la mer, et que la plaine s’élève par d’insensibles pentes.

      Comme hier, les jonques passent, redescendent le fleuve à la file, en convois militaires gardés par des soldats de toutes les nations d’Europe. Ensuite, reviennent de longs intervalles de solitude pendant lesquels rien de vivant n’apparaît plus dans cette région de millets et de roseaux. Le vent qui souffle, de plus en plus âpre malgré le resplendissant soleil, est salubre, dilate les poitrines, double momentanément la vie. Et, dans l’éternel petit sentier qui mène à Pékin, sur la gelée blanche, entre les sorghos et le fleuve, on marche, sans fatigue, même avec une envie de courir, en avant des Chinois mornes qui, penchés sur la cordelle, traînent toujours notre maison flottante, en gardant leur régularité de machine.

      Il y a quelques arbres maintenant sur les rives, des saules aux feuilles puissamment vertes, d’une variété inconnue chez nous; l’automne semble ne les avoir pas effleurés, et leur belle couleur tranche sur la nuance rouillée des herbages et des sorghos mourants. Il y a des jardins aussi, jardins à l’abandon autour des hameaux incendiés; nos Chinois y détachent chaque fois quelqu’un des leurs, en maraude, qui rapporte dans la jonque des brassées de légumes pour les repas.

      Osman et Renaud, en passant dans les maisons en ruine, ramassent aussi quelques objets qu’ils jugent nécessaires à l’embellissement de notre logis: un petit miroir, des escabeaux sculptés, des lanternes, même des piquets de fleurs artificielles en papier de riz, qui ont dû orner la coiffure de dames chinoises massacrées ou en fuite, et dont ils décorent naïvement les parois de la chambre. L’intérieur de notre sarcophage prend bientôt, par leurs soins, un air de recherche tout à fait barbare et drôle.

      C’est étonnant, du reste, combien on s’habituerait vite à cette existence si complètement simplifiée de la jonque, existence de saine fatigue, d’appétit dévorant et de lourd sommeil.

      Vers le soir de cette journée, les montagnes de Mongolie, celles qui dominent Pékin, commencent de se dessiner, en petite découpure extra lointaine, tout au ras de l’horizon, tout au bout de ce pays infiniment plat.

      Mais le crépuscule d’aujourd’hui a je ne sais quoi de particulièrement lugubre. C’est un point où le Peï-Ho sinueux, qui s’est rétréci d’heure en heure, à chacun de ses détours, semble n’être plus qu’un ruisseau entre les deux silencieuses rives et on se sent presque serré de trop près par les fouillis d’herbages, receleurs de sombres choses. Et puis le jour s’éteint dans ces nuances froides et mortes spéciales aux soirs des hivers du Nord. Tout ce qui reste de clartés éparses se réunit sur l’eau, qui luit plus que le ciel; le fleuve, comme un miroir glacé, reflète les jaunes du couchant; on dirait même qu’il en exagère la lueur triste, entre les images renversées des roseaux, des sorghos monotones, et de quelques arbres en silhouettes déjà noires. L’isolement est plus immense qu’hier. Le froid et le silence tombent sur les épaules comme un linceul. Et il y a une mélancolie pénétrante, à subir le lent enveloppement de la nuit, en ce lieu quelconque d’un pays sans asile; il y a une angoisse à regarder les derniers reflets des roseaux proches, qui persistent encore à la surface de ce fleuve chinois, tandis que l’obscurité, en avant de notre route, achève d’embrouiller les lointains hostiles et inconnus…

      Heureusement voici l’heure du souper, heure désirée, car nous avons grand’faim. Et dans le petit réduit que nous fermerons, je vais retrouver la lumière rouge de notre lanterne, l’excellent pain de soldat, le thé fumant servi par Toum, et la gaieté de mes deux braves serviteurs.

      Vers neuf heures, comme nous venions de dépasser un groupe de jonques pleines de monde, et purement chinoises – jonques de maraudeurs, vraisemblablement, – des cris s’élèvent derrière nous, des cris de détresse et de mort, d’horribles cris dans ce silence… Toum, qui prête son oreille fine et comprend ce que ces gens disent, explique qu’ils sont en train de tuer un vieux, parce qu’il a volé du riz… Nous ne sommes pas en nombre et d’ailleurs pas assez sûrs de nos gens pour intervenir. Dans leur direction, je fais seulement tirer en l’air deux coups de feu, qui jettent leur fracas de menace au milieu de la nuit, – et tout se tait comme par enchantement; nous avons sans doute sauvé la tête de ce vieux voleur de riz, au moins jusqu’à demain matin.

      Et c’est la tranquillité ensuite jusqu’au jour. A minuit, amarrés n’importe où parmi les roseaux, nous nous endormons d’un sommeil qui n’est plus inquiété. Grand calme et grand froid, sous le regard des étoiles. Quelques coups de fusil au loin; mais on y est habitué, on les entend sans les entendre, ils ne réveillent plus.

      Mercredi 17 octobre.

      Lever à l’aube, pour aller courir sur la berge, dans la gelée blanche, aux premières lueurs roses, et bientôt au beau soleil clair.

      Ayant voulu prendre