Barbey d'Aurevilly

Une Histoire Sans Nom


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si nous les vendions pour le vulgaire et vil motif qu'elles ne répondent plus au luxe et aux mollesses du siècle… Mme de Ferjol, qui était d'un autre pays que les Cévennes, aurait bien pu se débarrasser de cette grande et vaste maison après la mort de son mari, mais elle aima mieux la garder et y habiter, par respect pour les traditions de famille de ce mari bien-aimé, et aussi parce que cette grande et hagarde maison grise avait pour elle, qui seule les voyait, des murs d'or, comme la Cité céleste, d'indestructibles et flamboyants murs d'or bâtis dans un jour de bonheur par l'Amour ! Construit dans la pensée d'abriter de longues familles sur lesquelles nos pères avaient la fierté religieuse de compter, et pour des domestiques nombreux, ce grand logis, vidé par la mort, paraissait plus vaste encore depuis qu'il n'était habité que par deux femmes qui se perdaient dans son espace. Il était froid, sans aucune bonhomie, imposant, parce qu'il était spacieux, et que l'espace fait la majesté des maisons comme des paysages ; mais, tel qu'il était, ce logement, qu'on appelait dans le bourg l'Hôtel de Ferjol, impressionnait fortement l'imagination de tous ceux qui le visitaient, par ses hauts plafonds, ses corridors entrecoupés et son étrange escalier, raide comme l'escalier d'un clocher et d'une telle largeur que quatorze hommes à cheval y pouvaient tenir et monter de front ses cent marches.

      La chose avait été vue, disait-on, au temps de la guerre des Chemises blanches et de Jean Cavalier…

      C'est dans ce grandiose escalier, qui semblait n'avoir pas été bâti pour la maison, mais qui était peut-être tout ce qui restait de quelque château écroulé et que le malheur des temps et de la race qui aurait habité là n'avait pas pu relever tout entier dans sa primitive magnificence, que la petite Lasthénie, sans compagnes et sans les jeux qu'elle eût partagés avec elles, isolée de tout par le chagrin et l'âpre piété de sa mère, avait passé bien des longues heures de son enfance solitaire. La rêveuse naissante sentait-elle mieux dans le vide de cet immense escalier l'autre vide d'une existence que la tendresse de sa mère aurait dû combler, et, comme les âmes prédestinées au malheur, qui aiment à se faire mal à elles-mêmes, en attendant qu'il arrive, aimait-elle à mettre sur son cœur l'accablant espace de ce large escalier, par-dessus l'accablement écrasant de sa solitude ? Habituellement, Mme de Ferjol, descendue de sa chambre et n'y remontant que le soir, pouvait croire Lasthénie à s'amuser dans le jardin, quand elle, l'enfant, oubliée là, restait assise de longues heures sur les marches sonores et muettes. Elle s'y attardait, la joue dans sa main, le coude sur le genou, dans cette attitude fatale et familière à tout ce qui est triste et que le génie d'Albert Dürer n'a pas beaucoup cherchée pour la donner à sa Mélancolie et elle s'y figeait presque dans la stupeur de ses rêves, comme si elle avait vu son Destin monter et redescendre ce terrible escalier ; car l'avenir a ses spectres comme le passé a les siens, et ceux qui s'en viennent sont peut-être plus tristes que ceux qui s'en reviennent vers nous… Certes ! Si les lieux ont une influence, et ils en ont une, à coup sûr, cette maison en pierres grisâtres, qui ressemblait à quelque énorme chouette vu à quelque immense chauve-souris abattue et tombée, les ailes étendues, au bas de ces montagnes l'antre lesquelles elle était adossée, et qui n'en était séparée que par un jardin, coupé, à moitié de sa largeur, d'un lavoir dont l'eau de couleur d'ardoise réfléchissait, en noir, la cime des monts dans sa transparence bleue, oui ! une pareille maison avait dû ajouter son reflet aux autres ombres d'où émergeait le front immaculé de Lasthénie…

      Pour celui de Mme de Ferjol, rien ne pouvait en augmenter l'immobile tristesse. L'influence des lieux ne mordait pas sur ce bronze, verdi par le chagrin.

      Après la mort de son mari, qui avait toujours vécu de la vie plantureuse d'un gentilhomme riche, et d'habitudes aristocratiquement hospitalières, elle s'était tout à coup précipitée dans cette piété venue de Port-Royal, et dont, à cette époque, la France des provinces portait encore l'empreinte. Tout ce qu'elle avait de femme disparut dans cette piété qui ne se pardonne rien et qui se mortifie. Elle appuya sur cette colonne de marbre son cœur brûlant, pour le refroidir. Elle éteignit le luxe de sa maison. Elle vendit ses chevaux et ses voitures. Elle congédia ses domestiques, ne voulant conserver auprès d'elle, comme une humble bourgeoise, qu'une seule servante du nom d'Agathe, qui, depuis vingt ans, avait vieilli à son service, et qu'elle avait amenée de Normandie. Voyant cette réforme, les bonnes langues du bourg, qui était, comme tous les petits endroits, la boîte à confitures des petits caquets, avaient accusé Mme de Ferjol d'avarice. Puis, cette confiture, dégustée d'abord comme une friandise, s'était candie. Elles n'y touchèrent plus. Ce bruit d'avarice tomba. Le bien que Mme de Ferjol faisait aux pauvres, quoique caché, transpira. Il se fit enfin, à la longue, parmi tous les esprits de bas étage qui habitaient ce fond de bouteille de peu de clarté, de toutes les manières, une confuse perception de la vertu et des mérites de cette Mme de Ferjol qui vivait si continûment à l'écart, dans la mystérieuse dignité d'une douleur contenue. À l'église, – et on ne la voyait guère que là, – on regardait de loin, avec une curiosité respectueuse, cette femme d'un si grand aspect, en ses longs vêtements noirs, immobile dans son banc, pendant les longs offices, sous les arceaux abaissés de cette rude église romane aux piliers trapus, comme si elle eût été une ancienne reine mérovingienne sortie de sa tombe.

      C'était, en effet, à sa façon, une espèce de reine… Elle régnait sans le vouloir, et, même sans y penser, sur l'opinion et sur la préoccupation de ce bourg, qui n'était pas, il est vrai, un royaume. Elle y régnait, et si ce n'était pas comme les anciens rois de Perse, invisibles, et dont elle ne pouvait avoir l'invisibilité absolue, c'était du moins un peu comme eux, par l'éloignement dans lequel elle se tint toujours au sein étroit de ce petit monde, avec qui elle ne se familiarisa jamais.

      Pâques, cette année-là, tombait haut dans le mois d'avril, et ce jour de Samedi Saint était, chez ces dames de Ferjol, une de ces journées d'occupation domestique qui sont en province presque solennelles.

      On y faisait ce qu'on appelle : « la lessive du printemps ». En province, la lessive, c'est un événement.

      Dans les maisons riches, qui coutumièrement ont beaucoup de linge, on la fait au renouvellement des saisons, et cela s'appelle : « la grande lessive ». – « Vous savez, madame une telle fait sa grande lessive », se dit-on, comme la nouvelle d'une grande chose, dans les maisons où l'on va, le soir. Ces grandes lessives se font à pleines cuvées ; les petites, pour le train-train ordinaire de la maison, se font « à baquet ». « Avoir les lessivières » est une expression consacrée pour dire une des circonstances des plus graves, des plus importantes et quelquefois des plus orageuses ; car, pour la plupart, les lessivières sont des commères d'un gouvernement difficile. Gaillardes souvent, d'humeur peccante, d'âpre appétit, de soif cynique, à qui les ongles ne se sont pas ramollis dans l'eau qu'elles brassent à cœur de journée, et dont les gosiers d'acier font des terribles dessus au claquement de leurs battoirs ! « Avoir chez soi les lessivières » est une perspective qui donne généralement un petit froid dans le dos aux maîtresses de maison les plus maîtresses femmes… Seulement, ce jour-là, Mme de Ferjol ne les avait plus. Elles étaient passées comme une trombe dans les solitudes de « l'hôtel de Ferjol », dont, pendant quelques jours, elles avaient violé outrageusement le silence. On était au lendemain de ces bruyantes Assises de lavoir… C'était le jour où « l'on étendait », comme on dit encore en province ; et, pour ramasser le linge mis à sécher sur des cordeaux dans le jardin, la vieille Agathe et la blanchisseuse « à l'année » de la maison suffisaient. Elles avaient donc toutes les deux, dès la pointe du matin, vagué et saboté, en le ramassant, dans les allées du jardin, pavoisées de draps et de serviettes, qui faisaient aux yeux et aux oreilles l'effet et le bruit de drapeaux gonflés et flottants ; et, successivement, elles l'avaient apporté et empilé sur des chaises et sur la table ronde de la salle à manger, où ces dames de Ferjol devaient le plier, quand elles seraient revenues de l'office. Ces dames ne laissaient ce soin à personne.

      Mme de Ferjol avait le goût des Normandes pour le linge, et elle l'avait donné à sa fille. Elle lui préparait de longue main un trousseau superbe pour le jour où elle la marierait. Rentrées donc chez elles, elles se placèrent avec empressement, comme à une tâche agréable, en face l'une de l'autre, à la table ronde, faite d'un lourd acajou ronceux, de la salle à manger, et elles se mirent à plier des draps, de leurs quatre mains aristocratiques, comme de