Honore de Balzac

La Peau de chagrin


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commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité; mais les railleries, les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches; puis la calomnie élevait tout doucement sa petite tête de serpent et parlait d’une voix flûtée; çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits tout à fait échauffés. Chacun mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde à l’affluence des liquides, tant ils étaient lampants et parfumés, tant l’exemple était contagieux. Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînés comme les chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnements que personne n’écoute, se mirent à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations qui restent sans réponse. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs confuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent les toasts insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il semblait que chacun eût deux voix. Il vint un moment où les maîtres parlèrent tous à la fois, et où les valets sourirent. Mais cette mêlée de paroles où les paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées, se heurtèrent à travers les cris, les jugements interlocutoires, les arrêts souverains et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se croisent les boulets, les balles et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des pensées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si différentes d’une latitude à l’autre, les gouvernements, enfin tous les grands actes de l’intelligence humaine tombèrent sous une faux aussi longue que celle du Temps; peut-être eussiez-vous pu difficilement décider si elle était maniée par la Sagesse ivre, ou par l’Ivresse devenue sage et clairvoyante. Emportés par une espèce de tempête, ces esprits semblaient, comme la mer irritée contre ses falaises, vouloir ébranler toutes les lois entre lesquelles flottent les civilisations, satisfaisant ainsi sans le savoir à la volonté de Dieu, qui laisse dans la nature le bien et le mal en gardant pour lui seul le secret de leur lutte perpétuelle. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfants de la Révolution à la naissance d’un journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, le nôtre riait au milieu des ruines.

      – Comment appelez-vous le jeune homme que je vois là-bas? dit le notaire en montrant Raphaël. J’ai cru l’entendre nommer Valentin.

      – Que chantez-vous avec votre Valentin tout court? s’écria Émile en riant. Raphaël de Valentin, s’il vous plaît! Nous portons un aigle d’or en champ de sable couronné d’argent becqué et onglé de gueules, avec une belle devise: NON CECIDIT ANIMUS! Nous ne sommes pas un enfant trouvé, mais le descendant de l’empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire d’Orient. Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c’est par pure bonne volonté, et faute d’argent et de soldats.

      Emile décrivit en l’air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de la tête de Raphaël. Le notaire se recueillit pendant un moment et se remit bientôt à boire en laissant échapper un geste authentique, par lequel il semblait avouer qu’il lui était impossible de rattacher à sa clientèle les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud, l’empereur Valens et la famille des Valentinois.

      – La destruction de ces fourmilières nommées Babylone, Tyr, Carthage, ou Venise, toujours écrasées sous les pieds d’un géant qui passe, ne serait-elle pas un avertissement donné à l’homme par une puissance moqueuse? dit un journaliste, Claude Vignon, espèce d’esclave acheté pour faire du Bossuet à dix sous la ligne.

      – Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napoléon sont peut être un même homme qui reparaît à travers les civilisations comme une comète dans le ciel! répondit un ballanchiste.

      – Pourquoi sonder la Providence? dit Canalis, un fabricant de ballades.

      – Allons, voilà la Providence, s’écria le jugeur en l’interrompant. Je ne connais rien au monde de plus élastique.

      – Mais, monsieur, Louis XIV a fait périr plus d’hommes pour creuser les aqueducs de Maintenon que la Convention pour asseoir justement l’impôt, pour mettre de l’unité dans la loi, nationaliser la France et faire également partager les héritages, disait Massol, un jeune homme devenu républicain faute d’une syllabe devant son nom.

      – Monsieur, lui répondit Moreau de l’Oise, bon propriétaire, vous qui prenez le sang pour du vin, cette fois-ci laisserez-vous à chacun sa tête sur ses épaules?

      – À quoi bon, monsieur? les principes de l’ordre social ne valent-ils donc pas quelques sacrifices?

      – Bixiou! Hé! Chose-le-républicain prétend que la tête de ce propriétaire serait un sacrifice, dit un jeune homme à son voisin.

      – Les hommes et les événements ne sont rien, disait le républicain en continuant sa théorie à travers les hoquets, il n’y a en politique et en philosophie que des principes et des idées.

      – Quelle horreur! Vous n’auriez nul chagrin de tuer vos amis pour un si

      – Hé! monsieur, l’homme qui a des remords est le vrai scélérat, car il a quelque idée de la vertu; tandis que Pierre-le-Grand, le duc d’Albe, étaient des systèmes, et le corsaire Monbard, une organisation.

      – Mais la société ne peut-elle pas se priver de vos systèmes et de vos organisations?

      – Oh! d’accord, s’écria le républicain.

      – Eh! votre stupide république me donne des nausées! nous ne saurions découper tranquillement un chapon sans y trouver la loi agraire.

      – Tes principes sont excellents, mon petit Brutus farci de truffes! Mais tu ressembles à mon valet de chambre, le drôle est si cruellement possédé par la manie de la propreté, que si je lui laissais brosser mes habits à sa fantaisie, j’irais tout nu.

      – Vous êtes des brutes! vous voulez nettoyer une nation avec des cure-dents, répliqua l’homme à la république. Selon vous la justice serait plus dangereuse que les voleurs.

      – Hé! hé! fit l’avoué Desroches.

      – Sont-ils ennuyeux avec leur politique! dit Cardot le notaire. Fermez la porte. Il n’y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte de sang. Si nous voulions faire la liquidation de la vérité, nous la trouverions peut-être en faillite.

      – Ah! il en aurait sans doute moins coûté de nous amuser dans le mal que de nous disputer dans le bien. Aussi, donnerais-je tous les discours prononcés à la tribune depuis quarante ans pour une truite, pour un conte de Perrault ou une croquade de Charlet.

      – Vous avez bien raison! Passez-moi des asperges. Car, après tout, la liberté enfante l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme, et le despotisme ramène à la liberté. Des millions d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher aucun de ces systèmes. N’est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral? Quand l’homme croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses.

      – Oh! oh! s’écria Cursy le vaudevilliste, alors, messieurs, je porte un toast à Charles X, père de la liberté!

      – Pourquoi pas? dit Émile. Quand le despotisme est dans les lois, la liberté se trouve dans les mœurs, et vice