Jules Verne

Le Château des Carpathes


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la rive droite de la Sil.

      Où allait-il? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le reverra plus.

      II. Qu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques géologiques…

      Qu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques géologiques, après les dernières convulsions du sol, ou de constructions dues à la main de l'homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps, l'aspect est à peu près semblable, lorsqu'on les observe à quelques milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre travaillée, tout cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes linéaments, mêmes déviations des lignes dans la perspective, même uniformité de teinte sous la patine grisâtre des siècles.

      Il en était ainsi du burg,– autrement dit du château des Carpathes. En reconnaître les formes indécises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne à la gauche du col de Vulkan, n'eût pas été possible. Il ne se détache point en relief de l'arrière-plan des montagnes. Ce que l'on est tenté de prendre pour un donjon n'est peut-être qu'un morne pierreux. Qui le regarde croit apercevoir les créneaux d'une courtine, où il n'y a peut-être qu'une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant, incertain. Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat.

      Évidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le défilé, de gravir la croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide, c'est encore moins commode à trouver que le chemin qui mène au burg. En ce pays des deux Sils, personne ne consentirait à conduire Lui voyageur, et pour n'importe quelle rémunération, au château des Carpathes.

      Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centrée que l'instrument de pacotille, acheté par le berger Frik pour le compte de maître Koltz:

      A huit ou neuf cents pieds en arrière du col de Vulkan, une enceinte, couleur de grès, lambrissée d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui s'arrondit sur une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant les dénivellations du plateau; à chaque extrémité, deux bastions d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hêtre, est encore surmonté d'une maigre échauguette ou guérite à toit pointu; à gauche, quelques pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant le campanile d'une chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contrée; au milieu, enfin, couronné de sa plate-forme à créneaux, un lourd donjon, à trois rangs de fenêtres maillées de plomb, et dont le premier étage est entouré d'une terrasse circulaire; sur la plate-forme, une longue tige métallique, agrémentée du virolet féodal, sorte de girouette soudée par la rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fixée au sud-est.

      Quant à ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il existait quelque bâtiment habitable à l'intérieur, si un pont-levis et une poterne permettaient d'y pénétrer, on l'ignorait depuis nombre d'années. En réalité, bien que le château des Carpathes fût mieux conservé qu'il n'en avait l'air, une contagieuse épouvante, doublée de superstition, le protégeait non moins que l'avaient pu faire autrefois ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux siècles.

      Et pourtant, le château des Carpathes eût valu la peine d'être visité par les touristes et les antiquaires. Sa situation, à la crête du plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme supérieure du donjon, la vue s'étend jusqu'à l'extrême limite des montagnes. En arrière ondule la haute chaîne, si capricieusement ramifiée, qui marque la frontière de la Valachie. En avant se creuse le sinueux défilé de Vulkan, seule route praticable entre les provinces limitrophes. Au-delà de la vallée des deux Sils, surgissent les bourgs de Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, groupés à l'orifice des puits qui servent à l'exploitation de ce riche bassin houiller. Puis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes, boisées à leur base, verdoyantes à leurs flancs, arides à leurs cimes, que dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat s'élève à une hauteur de 2 496 mètres, et le Paring àune hauteur de 2 414 mètres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la vallée du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains profils, noyés de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale.

      Au fond de cet entonnoir, la dépression du sol formait autrefois un lac, dans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouvé passage à travers la chaîne. Maintenant, cette dépression n'est plus qu'un charbonnage avec ses inconvénients et ses avantages; les hautes cheminées de brique se mêlent aux ramures des peupliers, des sapins et des hêtres; les fumées noirâtres vicient l'air, saturé, jadis du parfum des arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, à l'époque où se passe cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa main de fer, il n'a rien perdu du caractère sauvage qu'il doit à la nature.

      Le château des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe siècle. En ce temps-là, sous la domination des chefs ou voïvodes, monastères, églises, palais, châteaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades ou les villages. Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des agressions de toutes sortes. Cet état de choses explique pourquoi l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent l'aspect d'une construction féodale, prête à la défensive. Quel architecte l'a édifié sur ce plateau, à cette hauteur? On l'ignore, et cet audacieux artiste est inconnu, à moins que ce soit le roumain Manoli, si glorieusement chanté dans les légendes valaques, et qui bâtit à Curté d'Argis le célèbre château de Rodolphe le Noir.

      Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la famille qui possédait ce burg. Les barons de Gortz étaient seigneurs du pays depuis un temps immémorial. Ils furent mêlés à toutes ces guerres qui ensanglantèrent les provinces transylvaines; ils luttèrent contre les Hongrois, les Saxons, les Szeklers; leur nom figure dans les «cantices», les— «doïnes», où se perpétue le souvenir de ces désastreuses périodes; ils avaient pour devise le fameux proverbe valaque: Da pe maorte, «donne jusqu'à la mort!» et ils donnèrent, ils répandirent leur sang pour la cause de l'indépendance,– ce sang qui leur venait des Roumains, leurs ancêtres.

      On le sait, tant d'efforts, de dévouement, de sacrifices, n'ont abouti qu'à réduire à la plus indigne oppression les descendants de cette vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont écrasée. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance inébranlable qu'ils répètent ces mots, dans lequel se concentrent toutes leurs aspirations: Rôman on péré! «le Roumain ne saurait périr!» Vers le milieu du XIXe siècle, le dernier représentant des seigneurs de Gortz était le baron Rodolphe. Né au château des Carpathes, il avait vu sa famille s'éteindre autour de lui pendant les premiers temps de sa jeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens étaient tombés d'année en année, comme ces branches du hêtre séculaire, auquel la superstition populaire rattachait l'existence même du burg. Sans parents, on peut même dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait faite autour de lui? Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses aptitudes? On ne lui en reconnaissait guère, si ce n'est une irrésistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands artistes de cette époque. Dès lors, abandonnant le château, déjà fort délabré, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut. Et, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui était assez considérable, à parcourir les principaux centres lyriques de l'Europe, les théâtres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, où il pouvait satisfaire à ses insatiables fantaisies de dilettante. Était-ce un excentrique, pour ne pas dire un maniaque? La bizarrerie de son existence donnait lieu de le croire.

      Cependant, le souvenir du pays était resté profondément gravé dans le cœur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublié la patrie transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. Aussi, revint-il prendre part à l'une des sanglantes révoltes