Madame de la Fayette

La princesse de Clèves


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du dauphin, son fils, qui mourut à Tournon, et que l’on crut empoisonné, lui donna une sensible affliction. Il n’avait pas la même tendresse, ni le même goût pour son second fils, qui règne présentement; il ne lui trouvait pas assez de hardiesse, ni assez de vivacité. Il s’en plaignit un jour à madame de Valentinois, et elle lui dit qu’elle voulait le faire devenir amoureux d’elle, pour le rendre plus vif et plus agréable. Elle y réussit comme vous le voyez; il y a plus de vingt ans que cette passion dure, sans qu’elle ait été altérée ni par le temps, ni par les obstacles.

      «Le feu roi s’y opposa d’abord; et soit qu’il eût encore assez d’amour pour madame de Valentinois pour avoir de la jalousie, ou qu’il fût poussé par la duchesse d’Étampes, qui était au désespoir que monsieur le dauphin fût attaché à son ennemie, il est certain qu’il vit cette passion avec une colère et un chagrin dont il donnait tous les jours des marques. Son fils ne craignit ni sa colère, ni sa haine, et rien ne put l’obliger à diminuer son attachement, ni à le cacher; il fallut que le roi s’accoutumât à le souffrir. Aussi cette opposition à ses volontés l’éloigna encore de lui, et l’attacha davantage au duc d’Orléans, son troisième fils. C’était un prince bien fait, beau, plein de feu et d’ambition, d’une jeunesse fougueuse, qui avait besoin d’être modéré, mais qui eût fait aussi un prince d’une grande élévation, si l’âge eût mûri son esprit.

      «Le rang d’aîné qu’avait le dauphin, et la faveur du roi qu’avait le duc d’Orléans, faisaient entre eux une sorte d’émulation, qui allait jusqu’à la haine. Cette émulation avait commencé dès leur enfance, et s’était toujours conservée. Lorsque l’Empereur passa en France, il donna une préférence entière au duc d’Orléans sur monsieur le dauphin, qui la ressentit si vivement, que, comme cet Empereur était à Chantilly, il voulut obliger monsieur le connétable à l’arrêter, sans attendre le commandement du roi. Monsieur le connétable ne le voulut pas, le roi le blâma dans la suite, de n’avoir pas suivi le conseil de son fils; et lorsqu’il l’éloigna de la cour, cette raison y eut beaucoup de part.

      «La division des deux frères donna la pensée à la duchesse d’Étampes de s’appuyer de monsieur le duc d’Orléans, pour la soutenir auprès du roi contre madame de Valentinois. Elle y réussit: ce prince, sans être amoureux d’elle, n’entra guère moins dans ses intérêts, que le dauphin était dans ceux de madame de Valentinois. Cela fit deux cabales dans la cour, telles que vous pouvez vous les imaginer; mais ces intrigues ne se bornèrent pas seulement à des démêlés de femmes.

      «L’Empereur, qui avait conservé de l’amitié pour le duc d’Orléans, avait offert plusieurs fois de lui remettre le duché de Milan. Dans les propositions qui se firent depuis pour la paix, il faisait espérer de lui donner les dix-sept provinces, et de lui faire épouser sa fille. Monsieur le dauphin ne souhaitait ni la paix, ni ce mariage. Il se servit de monsieur le connétable, qu’il a toujours aimé, pour faire voir au roi de quelle importance il était de ne pas donner à son successeur un frère aussi puissant que le serait un duc d’Orléans, avec l’alliance de l’Empereur et les dix-sept provinces. Monsieur le connétable entra d’autant mieux dans les sentiments de monsieur le dauphin, qu’il s’opposait par là à ceux de madame d’Étampes, qui était son ennemie déclarée, et qui souhaitait ardemment l’élévation de monsieur le duc d’Orléans.

      «Monsieur le dauphin commandait alors l’armée du roi en Champagne et avait réduit celle de l’Empereur en une telle extrémité, qu’elle eût péri entièrement, si la duchesse d’Étampes, craignant que de trop grands avantages ne nous fissent refuser la paix et l’alliance de l’Empereur pour monsieur le duc d’Orléans, n’eût fait secrètement avertir les ennemis de surprendre Épernay et Château-Thierry, qui étaient pleins de vivres. Ils le firent, et sauvèrent par ce moyen toute leur armée.

      «Cette duchesse ne jouit pas longtemps du succès de sa trahison. Peu après, monsieur le duc d’Orléans mourut à Farmoutier, d’une espèce de maladie contagieuse. Il aimait une des plus belles femmes de la cour, et en était aimé. Je ne vous la nommerai pas, parce qu’elle a vécu depuis avec tant de sagesse et qu’elle a même caché avec tant de soin la passion qu’elle avait pour ce prince, qu’elle a mérité que l’on conserve sa réputation. Le hasard fit qu’elle reçut la nouvelle de la mort de son mari, le même jour qu’elle apprit celle de monsieur d’Orléans; de sorte qu’elle eut ce prétexte pour cacher sa véritable affliction, sans avoir la peine de se contraindre.

      «Le roi ne survécut guère le prince son fils, il mourut deux ans après. Il recommanda à monsieur le dauphin de se servir du cardinal de Tournon et de l’amiral d’Annebauld, et ne parla point de monsieur le connétable, qui était pour lors relégué à Chantilly. Ce fut néanmoins la première chose que fit le roi, son fils, de le rappeler, et de lui donner le gouvernement des affaires.

      «Madame d’Étampes fut chassée, et reçut tous les mauvais traitements qu’elle pouvait attendre d’une ennemie toute-puissante; la duchesse de Valentinois se vengea alors pleinement, et de cette duchesse et de tous ceux qui lui avaient déplu. Son pouvoir parut plus absolu sur l’esprit du roi, qu’il ne paraissait encore pendant qu’il était dauphin. Depuis douze ans que ce prince règne, elle est maîtresse absolue de toutes choses; elle dispose des charges et des affaires; elle a fait chasser le cardinal de Tournon, le chancelier Ollivier, et Villeroy. Ceux qui ont voulu éclairer le roi sur sa conduite ont péri dans cette entreprise. Le comte de Taix, grand maître de l’artillerie, qui ne l’aimait pas, ne put s’empêcher de parler de ses galanteries, et surtout de celle du comte de Brissac, dont le roi avait déjà eu beaucoup de jalousie; néanmoins elle fit si bien, que le comte de Taix fut disgracié; on lui ôta sa charge; et, ce qui est presque incroyable, elle la fit donner au comte de Brissac, et l’a fait ensuite maréchal de France. La jalousie du roi augmenta néanmoins d’une telle sorte, qu’il ne put souffrir que ce maréchal demeurât à la cour; mais la jalousie, qui est aigre et violente en tous les autres, est douce et modérée en lui par l’extrême respect qu’il a pour sa maîtresse; en sorte qu’il n’osa éloigner son rival, que sur le prétexte de lui donner le gouvernement de Piémont. Il y a passé plusieurs années; il revint, l’hiver dernier, sur le prétexte de demander des troupes et d’autres choses nécessaires pour l’armée qu’il commande. Le désir de revoir madame de Valentinois, et la crainte d’en être oublié, avait peut-être beaucoup de part à ce voyage. Le roi le reçut avec une grande froideur. Messieurs de Guise qui ne l’aiment pas, mais qui n’osent le témoigner à cause de madame de Valentinois, se servirent de monsieur le vidame, qui est son ennemi déclaré, pour empêcher qu’il n’obtînt aucune des choses qu’il était venu demander. Il n’était pas difficile de lui nuire: le roi le haïssait, et sa présence lui donnait de l’inquiétude; de sorte qu’il fut contraint de s’en retourner sans remporter aucun fruit de son voyage, que d’avoir peut-être rallumé dans le cœur de madame de Valentinois des sentiments que l’absence commençait d’éteindre. Le roi a bien eu d’autres sujets de jalousie; mais ou il ne les a pas connus, ou il n’a osé s’en plaindre.

      «Je ne sais, ma fille, ajouta madame de Chartres, si vous ne trouverez point que je vous ai plus appris de choses, que vous n’aviez envie d’en savoir.

      – Je suis très éloignée, Madame, de faire cette plainte, répondit madame de Clèves; et sans la peur de vous importuner, je vous demanderais encore plusieurs circonstances que j’ignore.

      La passion de monsieur de Nemours pour madame de Clèves fut d’abord si violente, qu’elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les personnes qu’il avait aimées, et avec qui il avait conservé des commerces pendant son absence. Il ne prit pas seulement le soin de chercher des prétextes pour rompre avec elles; il ne put se donner la patience d’écouter leurs plaintes, et de répondre à leurs reproches. Madame la dauphine, pour qui il avait eu des sentiments assez passionnés, ne put tenir dans son cœur contre madame de Clèves. Son impatience pour le voyage d’Angleterre commença même à se ralentir, et il ne pressa plus avec tant d’ardeur les choses qui étaient nécessaires pour son départ. Il allait souvent chez la reine dauphine, parce que madame de Clèves y allait souvent, et il n’était pas fâché