Stendhal

La chartreuse de Parme


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Par la police, c’est-à-dire par la peur, je suis devenu ministre de la guerre et des finances; et comme le ministre de l’intérieur est mon chef nominal, en tant qu’il a la police dans ses attributions, j’ai fait donner ce portefeuille au comte Zurla-Contarini, un imbécile bourreau de travail, qui se donne le plaisir d’écrire quatre-vingts lettres chaque jour. Je viens d’en recevoir une ce matin sur laquelle le comte Zurla-Contarini a eu la satisfaction d’écrire de sa propre main le numéro 20715.

      La duchesse Sanseverina fut présentée à la triste princesse de Parme Clara-Paolina, qui, parce que son mari avait une maîtresse (une assez jolie femme, la marquise Balbi), se croyait la plus malheureuse personne de l’univers ce qui l’en avait rendue peut-être la plus ennuyeuse. La duchesse trouva une femme fort grande et fort maigre, qui n’avait pas trente-six ans et en paraissait cinquante. Une figure régulière et noble eût pu passer pour belle, quoique un peu déparée par de gros yeux ronds qui n’y voyaient guère, si la princesse ne se fût pas abandonnée elle-même. Elle reçut la duchesse avec une timidité si marquée, que quelques courtisans ennemis du comte Mosca, osèrent dire que la princesse avait l’air de la femme qu’on présente, et la duchesse de la souveraine. La duchesse, surprise et presque déconcertée, ne savait où trouver des termes pour se mettre à une place inférieure à celle que la princesse se donnait à elle-même. Pour rendre quelque sang-froid à cette pauvre princesse, qui au fond ne manquait point d’esprit, la duchesse ne trouva rien de mieux que d’entamer et de faire durer une longue dissertation sur la botanique. La princesse était réellement savante en ce genre; elle avait de fort belles serres avec force plantes des tropiques. La duchesse, en cherchant tout simplement à se tirer d’embarras, fit à jamais la conquête de la princesse Clara-Paolina, qui, de timide et d’interdite qu’elle avait été au commencement de l’audience, se trouva vers la fin tellement à son aise, que, contre toutes les règles de l’étiquette, cette première audience ne dura pas moins de cinq quarts d’heure. Le lendemain, la duchesse fit acheter des plantes exotiques, et se porta pour grand amateur de botanique.

      La princesse passait sa vie avec le vénérable père Landriani, archevêque de Parme, homme de science, homme d’esprit même, et parfaitement honnête homme, mais qui offrait un singulier spectacle quand il était assis dans sa chaise de velours cramoisi (c’était le droit de sa place), vis-à-vis le fauteuil de la princesse, entourée de ses dames d’honneur et de ses deux dames pour accompagner. Le vieux prélat en longs cheveux blancs était encore plus timide, s’il se peut, que la princesse; ils se voyaient tous les jours, et toutes les audiences commençaient par un silence d’un gros quart d’heure. C’est au point que la comtesse Alvizi, une des dames pour accompagner, était devenue une sorte de favorite, parce qu’elle avait l’art de les encourager à se parler et de les faire rompre le silence.

      Pour terminer le cours de ses présentations la duchesse fut admise chez S. A. S. le prince héréditaire, personnage d’une plus haute taille que son père, et plus timide que sa mère. Il était fort en minéralogie, et avait seize ans. Il rougit excessivement en voyant entrer la duchesse, et fut tellement désorienté, que jamais il ne put inventer un mot à dire à cette belle dame. Il était fort bel homme, et passait sa vie dans les bois un marteau à la main. Au moment où la duchesse se levait pour mettre fin à cette audience silencieuse:

      – Mon Dieu! madame, que vous êtes jolie! s’écria le prince héréditaire, ce qui ne fut pas trouvé de trop mauvais goût par la dame présentée.

      La marquise Balbi’, jeune femme de vingt-cinq ans, pouvait encore passer pour le plus parfait modèle du joli italien, deux ou trois ans avant l’arrivée de la duchesse Sanseverina à Parme. Maintenant c’étaient toujours les plus beaux yeux du monde et les petites mines les plus gracieuses; mais, vue de près, sa peau était parsemée d’un nombre infini de petites rides fines, qui faisaient de la marquise comme une jeune vieille. Aperçue à une certaine distance, par exemple au théâtre, dans sa loge, c’était encore une beauté; et les gens du parterre trouvaient le prince de fort bon goût. Il passait toutes les soirées chez la marquise Balbi, mais souvent sans ouvrir la bouche, et l’ennui où elle voyait le prince avait fait tomber cette pauvre femme dans une maigreur extraordinaire. Elle prétendait à une finesse sans bornes, et toujours souriait avec malice; elle avait les plus belles dents du monde, et à tout hasard, n’ayant guère de sens, elle voulait, par un sourire malin, faire entendre autre chose que ce que disaient ses paroles. Le comte Mosca disait que c’étaient ces sourires continuels, tandis qu’elle bâillait intérieurement qui lui donnaient tant de rides. La Balbi entrait dans toutes les affaires, et l’Etat ne faisait pas un marché de mille francs, sans qu’il y eût un souvenir pour la marquise (c’était le mot honnête à Parme). Le bruit public voulait qu’elle eût placé six millions de francs en Angleterre, mais sa fortune, à la vérité de fraîche date, ne s’élevait pas en réalité à quinze cent mille francs. C’était pour être à l’abri de ses finesses, et pour l’avoir dans sa dépendance, que le comte Mosca s’était fait ministre des finances. La seule passion de la marquise était la peur déguisée en avarice sordide: Je mourrai sur la paille, disait-elle quelquefois au prince que ce propos outrait. La duchesse remarqua que l’antichambre, resplendissante de dorures, du palais de la Balbi, était éclairée par une seule chandelle coulant sur une table de marbre précieux, et les portes de son salon étaient noircis par les doigts des laquais.

      – Elle m’a reçue, dit la duchesse à son ami, comme si elle eût attendu de moi une gratification de cinquante francs.

      Le cours des succès de la duchesse fut un peu interrompu par la réception que lui fit la femme la plus adroite de la cour, la célèbre marquise Raversi, intrigante consommée qui se trouvait à la tête du parti opposé à celui du comte Mosca. Elle voulait le renverser et d’autant plus depuis quelques mois, qu’elle était nièce du comte Sanseverina, et craignait de voir attaquer l’héritage par les grâces de la nouvelle duchesse.

      – La Raversi n’est point une femme à mépriser, disait le comte à son amie, je la tiens pour tellement capable de tout que je me suis séparé de ma femme uniquement parce qu’elle s’obstinait à prendre pour amant le chevalier Bentivoglio, l’un des amis de la Raversi.

      Cette dame, grande virago aux cheveux fort noirs, remarquable par les diamants qu’elle portait dès le matin, et par le rouge dont elle couvrait ses joues, s’était déclarée d’avance l’ennemie de la duchesse, et en la recevant chez elle prit à tâche de commencer la guerre. Le duc Sanseverina, dans les lettres qu’il écrivait de ***, paraissait tellement enchanté de son ambassade, et surtout de l’espoir du grand cordon, que sa famille craignait qu’il ne laissât une partie de sa fortune à sa femme qu’il accablait de petits cadeaux. La Raversi, quoique régulièrement laide, avait pour amant le comte Balbi, le plus joli homme de la cour: en général elle réussissait à tout ce qu’elle entreprenait.

      La duchesse tenait le plus grand état de maison. Le palais Sanseverina avait toujours été un des plus magnifiques de la ville de Parme, et le duc, à l’occasion de son ambassade et de son futur grand cordon, dépensait de fort grosses sommes pour l’embellir: la duchesse dirigeait les réparations.

      Le comte avait deviné juste: peu de jours après la présentation de la duchesse, la jeune Clélia Conti vint à la cour, on l’avait faite chanoinesse. Afin de parer le coup que cette faveur pouvait avoir l’air de porter au crédit du comte, la duchesse donna une fête sous prétexte d’inaugurer le jardin de son palais, et, par ses façons pleines de grâces, elle fit de Clélia, qu’elle appelait sa jeune amie du lac de Côme, la reine de la soirée. Son chiffre se trouva comme par hasard sur les principaux transparents’. La jeune Clélia, quoique un peu pensive, fut aimable dans ses façons de parler de la petite aventure près du lac, et de sa vive reconnaissance. On la disait fort dévote et fort amie de la solitude.

      – Je parierais, disait le comte, qu’elle a assez d’esprit pour avoir honte de son père.

      La duchesse fit son amie de cette jeune fille, elle se sentait de l’inclination pour elle; elle ne voulait pas paraître jalouse. et la mettait à toutes ses parties de plaisir; enfin son système était de chercher à diminuer toutes les haines dont le comte était l’objet.

      Tout