Victor Hugo

L'homme qui rit


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avec la nuit.

      Devant lui se développait de nouveau la sombre perte de vue des plaines.

      Il regarda à terre, cherchant un sentier.

      Tout à coup il se baissa.

      Il venait d’apercevoir dans la neige quelque chose qui lui semblait une trace.

      C’était une trace en effet, la marque d’un pied. La blancheur de la neige découpait nettement l’empreinte et la faisait très visible. Il la considéra. C’était un pied nu, plus petit qu’un pied d’homme, plus grand qu’un pied d’enfant.

      Probablement le pied d’une femme.

      Au delà de cette empreinte, il y en avait une autre, puis une autre; les empreintes se succédaient, à la distance d’un pas, et s’enfonçaient dans la plaine vers la droite. Elles étaient encore fraîches et couvertes de peu de neige. Une femme venait de passer là.

      Celle femme avait marché et s’en était allée dans la direction même où l’enfant avait vu des fumées.

      L’enfant, l’oeil fixé sur les empreintes, se mit à suivre ce pas.

      II. EFFET DE NEIGE

      Il chemina un certain temps sur cette piste. Par malheur les traces étaient de moins en moins nettes. La neige tombait dense et affreuse. C’était le moment où l’ourque agonisait sous cette même neige dans la haute mer.

      L’enfant, en détresse comme le navire, mais autrement, n’ayant, dans l’ínextricable entre-croisement d’obscurités qui se dressaient devant lui, d’autre ressource que ce pied marqué dans la neige, s’attachait à ce pas comme au fil du dédale.

      Subitement, soit que la neige eût fini par les niveler, soit pour toute autre cause, les empreintes s’effacèrent. Tout redevint plan, uni, ras, sans une tache, sans un détail. Il n’y eut plus qu’un drap blanc sur la terre et un drap noir sur le ciel.

      C’était comme si la passante s’était envolée.

      L’enfant aux abois se pencha et chercha. En vain.

      Comme il se relevait, il eut la sensation de quelque chose d’indistinct qu’il entendait, mais qu’il n’était pas sûr d’entendre. Cela ressemblait à une voix, à une haleine, à de l’ombre. C’était plutôt humain que bestial, et plutôt sépulcral que vivant. C’était du bruit, mais du rêve.

      Il regarda et ne vit rien.

      La large solitude nue et livide était devant lui.

      Il écouta. Ce qu’il avait cru entendre s’était dissipé. Peut-être n’avail-il rien entendu. Il écouta encore. Tout faisait silence.

      Il y avait de l’illusion dans toute cette brume. Il se remit en marche.

      En marche au hasard, n’ayant plus désormais ce pas pour le guider.

      Il s’éloignait à peine que le bruit recommença. Cette fois il ne pouvait douter. C’était un gémissement, presque un sanglot.

      Il se retourna. il promena ses yeux dans l’espace nocturne. Il ne vit rien.

      Le bruit s’éleva de nouveau.

      Si les limbes peuvent crier, c’est ainsi qu’elles crient.

      Rien de pénétrant, de poignant et de faible comme cette voix. Car c’était une voix. Cela venait d’une âme. Il y avait de la palpitation dans ce murmure. Pourtant cela semblait presque inconscient. C’était quelque chose comme une souffrance qui appelle, mais sans savoir qu’elle est une souffrance et qu’elle fait un appel. Ce cri, premier souffle peut-être, peut-être dernier soupir, était à égale distance du râle qui clôt la vie et du vagissement qui l’ouvre. Cela respirait, cela étouffait, cela pleurait. Sombre supplication dans l’invisible.

      L’enfant fixa son attention partout, loin, près, au fond, en haut, en bas. Il n’y avait personne. Il n’y avait rien.

      Il prêta l’oreille. La voix se fit entendre encore. Il la perçût distinctement. Celte voix avait un peu du bêlement d’un agneau.

      Alors il eut peur et songea à fuir.

      Le gémissement reprit. C’était la quatrième fois. Il était étrangement misérable et plaintif. On sentait qu’après ce suprême effort, plutôt machinal que voulu, ce cri allait probablement s’éteindre. C’était une réclamation expirante, instinctivement faite à la quantité de secours qui est en suspens dans l’étendue; c’était on ne sait quel bégaiement d’agonie adressé à une providence possible. L’enfant s’avança du côt d’où venait la voix.

      Il ne voyait toujours rien.

      Il avança encore, épiant.

      La plainte continuait. D’inarticulée et confuse qu’elle était, elle était devenue claire et presque vibrante. L’enfant était tout près de la voix. Mais où était-elle?

      Il était près d’une plainte. Le tremblement d’une plainte dans l’espace passait à coté de lui. Un gémissement humain flottant dans l’invisible, voilà ce qu’il venait de rencontrer. Telle était du moins son impression, trouble comme le profond brouillard où il était perdu.

      Comme il hésitait entre un instinct qui le poussait à fuir et un instinct qui lui disait de rester, il aperçut dans la neige, ses pieds, à quelques pas devant lui, une sorte d’ondulation de la dimension d’un corps humain, une petite éminence basse, longue et étroite, pareille au renflement d’une fosse, une ressemblance de sépulture dans un cimetière qui serait blanc.

      En même temps, la voix cria.

      C’est de là-dessous qu’elle sortait.

      L’enfant se baissa, s’accroupit devant l’ondulation, et de ses deux mains en commença le déblaiement.

      Il vit se modeler, sous la neige qu’il écartait, une forme, et tout à coup, sous ses mains, dans le creux qu’il avait fait, apparut une face pâle,

      Ce n’était point cette face qui criait. Elle avait les yeux fermés et la bouche ouverte, mais pleine de neige.

      Elle était immobile. Elle ne bougea pas sous la main de l’enfant. L’enfant, qui avait l’onglée aux doigts, tressaillit en touchant le froid de ce visage. C’était la tëte d’une femme. Les cheveux épars étaient, mêlés à la neige. Cette femme était morte.

      L’enfant, se remit à écarter la neige. Le cou de la morte se dégagea, puis le haut, du torse, dont on voyait la chair sous des haillons.

      Soudainement il sentit sous son tâtonnement un mouvement faible. C’était quelque chose de petit qui était enseveli, et qui remuait. L’enfant ôta vivement la neige, et découvrit un misérable corps d’avorton, chétif, blême de froid, encore vivant, nu sur le sein nu de la morte.

      C’était une petite fille.

      Elle était emmaillottée, mais de pas assez de guenilles, et, en se débattant, elle était sortie de ses loques. Sous elle ses pauvres membres maigres, et son haleine au-dessus d’elle, avaient un peu fait fondre la neige. Une nourrice lui eût donné cinq ou six mois, mais elle avait un an peut-être, car la croissance dans la misère subit de navrantes réductions qui vont parfois jusqu’au rachitisme. Quand son visage fut à l’air, elle poussa un cri, continuation de son sanglot de détresse. Pour que la mère n’eût pas entendu ce sanglot, il fallait qu’elle fût bien profondément morte.

      L’enfant prit la petite dans ses bras.

      La mère roidie était sinistre. Une irradiation spectrale sortait de cette figure. La bouche béante et sans souffle semblait commencer dans la langue indistincte de l’ombre la réponse aux questions faites aux morts dans l’invisible. La réverbération blafarde des plaines glacées était sur ce visage. On voyait le front, jeune sous les cheveux bruns, le froncement presque indigné des sourcils, les narines serrées, les paupières closes, les cils collés par le givre, et, du coin des yeux au coin des lèvres, le pli profond des pleurs. La neige éclairait la