Fortuné du Boisgobey

Le pouce crochu


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à notre table…

      – Non… je cherche quelqu’un, répondit-elle froidement.

      – Quelqu’un qui vous fait poser, puisqu’il n’est pas là. Dînez avec nous.

      – Merci… j’ai dîné, mais je veux bien m’asseoir.

      Sur quoi, Fresnay lui prit galamment la main et la conduisit à la chaise qu’il venait de quitter et qu’elle occupa sans se faire prier.

      Gémozac se serait bien passé de la compagnie que son camarade lui amenait, et cependant sa curiosité s’éveillait. Il se disait:

      – Où donc ai-je vu cette figure-là?

      Mais il avait beau regarder attentivement cette rousse aux yeux noirs, il ne parvenait pas à se rappeler dans quelles circonstances il l’avait rencontrée. C’était chez lui un souvenir confus. Peut-être même était-il dupe d’une ressemblance. La taille, le teint, les traits, il croyait les reconnaître, mais il y avait dans l’ensemble quelque chose qui le déroutait.

      Fresnay, enchanté de sa trouvaille, prenait déjà des airs triomphants. Il se rengorgeait, il avait mis ses pouces dans les entournures de son gilet, et il se balançait sur sa chaise en lorgnant l’étrange personne à côté de laquelle il était assis. Il semblait dire aux gens: c’est moi qui ai fait cette conquête, et je vous en souhaite une pareille.

      La dame ne lui rendait pas ses œillades et ne desserrait pas les dents. Elle ne paraissait même pas s’apercevoir qu’elle était attablée avec deux messieurs qui valaient pourtant bien la peine qu’elle s’occupât d’eux, car Gémozac était très joli garçon et Alfred de Fresnay était ce qu’on appelle dans le monde gai: pourri de chic. Elle ne voyait que la scène, étincelante de lumières et émaillée de demoiselles très décolletées qui n’étaient là que pour la montre. Cette contemplation l’absorbait à ce point qu’elle ne remarquait pas les manèges de son voisin.

      – Avouez, dit Fresnay en goguenardant, que vous êtes venue pour entendre Chaillié, le petit bossu. Toutes les femmes le gobent.

      – Je ne le connais pas, répliqua dédaigneusement la rousse.

      – C’est donc la première fois que vous venez aux Ambassadeurs?

      – Oui. Qu’est-ce que c’est que ces dames, assises en rond là-bas… sur les planches… est-ce qu’elles vont chanter?

      – Jamais de la vie. Ce sont de simples figurantes.

      – Pourquoi les a-t-on habillées l’une en bleu, l’autre en rouge, l’autre en jaune, l’autre en vert?… On dirait une nichée de perroquets.

      – Absolument. Madame a le mot juste. Madame serait-elle artiste dramatique?… non… artiste lyrique, peut-être?

      – Pas artiste du tout. Étrangère.

      – Ça ne m’étonne pas. Les Françaises n’ont pas des yeux et des cheveux comme les vôtres. Vous devez être Espagnole.

      – Non, je suis Hongroise.

      – Ça revient au même. Votre nationalité ne vous empêchera pas d’accepter un verre de Champagne?

      – Je veux bien. J’ai soif.

      Fresnay s’empressa de remplir un verre mousseline.

      – Non, dit la dame, pas là-dedans. J’aime mieux une coupe.

      – Je vais en demander une au garçon.

      – Pas la peine: Je me servirai de celle-ci.

      Et s’emparant de la coupe pleine que Julien avait devant lui, elle la vida d’un trait.

      Le procédé était familier, mais si mal disposé qu’il fût, Julien ne pouvait guère se fâcher. Il s’inclina même pour remercier l’étrangère de l’honneur inattendu qu’elle lui faisait, et elle lui rendit un sourire engageant.

      Ces façons commençaient à l’intriguer et il s’efforça de plus belle de ressaisir un souvenir qui lui échappait, le souvenir d’une rencontre avec cette énigmatique personne. Il n’y réussit pas davantage, mais il resta convaincu qu’il l’avait déjà vue quelque part, et il risqua une question:

      – Puis-je vous demander, madame, depuis combien de temps vous êtes à Paris? Je ne suis jamais allé en Hongrie et cependant je m’imagine que votre visage ne m’est pas inconnu.

      – C’est possible. Je suis arrivée la semaine dernière, mais je vais partout… je veux tout voir.

      – Seule? dit Fresnay en clignant de l’œil.

      – Oui, monsieur. Je me passe fort bien de protecteur, car je ne crains personne.

      – Alors, vous n’êtes pas mariée?

      – Je n’ai pas besoin de mari.

      – Comment l’entendez-vous?

      – J’entends que je veux me gouverner, comme il me plait, et il me plaît en ce moment, de courir les coins et les recoins de cette ville curieuse. Ce ne sont pas les monuments qui m’intéressent. Je veux découvrir le Paris inconnu dont j’ai lu tant de descriptions dans les romans français… les bouges… les assommoirs…

      – Et vous commencez ce soir par un café-concert. C’est parfait, chère madame. Mais il y a mieux et je suis en mesure de vous mener dans les bons endroits. Je serai donc votre guide, si vous le permettez, et je vous garantis que vous n’en trouverez pas de meilleur.

      – Merci. J’en ai un.

      – Qui ça? Un interprète qu’on vous a fourni à l’hôtel où vous êtes descendue?… un domestique de place à dix francs par jour? Il vous fera visiter la Monnaie, les Halles et les Abattoirs… tandis qu’un vieux Parisien comme moi vous montrera ce que les étrangers ne voient jamais.

      – Vous n’y êtes pas, monsieur; mon guide n’est pas à mes gages. C’est un de mes compatriotes qui habite votre pays depuis dix ans et qui a été l’ami de mon père. Il s’est mis à ma disposition et nous sortons ensemble tous les jours. Ce soir, je pensais le trouver ici… il m’avait dit qu’il y dînerait.

      – Et il vous a manqué de parole. C’est impardonnable. Mais vous n’y perdrez rien, car je le remplacerai avantageusement. Où faut-il vous conduire après le concert? Parlez! ne vous gênez pas! Désirez-vous voir la bibine du père Lunette?… La cité du Soleil?… vulgairement appelée le Petit-Mazas… voulez-vous souper au tombeau des lapins, le restaurant préféré de messieurs les chiffonniers?

      – Tout cela doit être très intéressant, mais ce que j’ambitionne, c’est d’assister à une chasse à l’homme… des policiers traquant un assassin… comme dans les livres de Gaboriau.

      – Cette femme est folle, pensa Julien.

      – Je comprends ce désir, répondit imperturbablement Fresnay. Seulement, ces expéditions-là ne se font pas à jour fixe. Et d’abord, vous qui possédez si bien notre langue, vous devez connaître le proverbe: pour faire un civet, il faut un lièvre. Et les assassins, fort heureusement, sont plus rares que les lièvres.

      – On ne s’en douterait pas, quand on lit vos journaux. Il n’y a pas de jour où ils ne racontent un crime nouveau. Le lendemain de mon arrivée à Paris, ils ne parlaient que de l’assassinat du boulevard… je ne me rappelle plus le nom… Ah! du boulevard Voltaire…

      – En effet, c’est tout récent… et c’est une affaire très curieuse…

      Julien allongea sous la table un coup de pied à Fresnay, qui reprit sans se déconcerter:

      – Je vous étonnerais bien, chère madame, si je vous disais que j’y ai été mêlé… et mon ami aussi…

      – Vous, monsieur! s’écria la dame en regardant Gémozac, qui aurait volontiers battu son camarade.

      Fresnay se chargea de répondre.

      – Mon