Fortuné du Boisgobey

Le pouce crochu


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hideuse, puis elle retomba anéantie.

      – Elle a un transport au cerveau, murmura Gémozac, qui se servait, sans la comprendre, d’une expression très usitée.

      Il n’était pas docteur et il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire en pareil cas.

      – Tu ramèneras aussi un médecin, dit-il à son ami Fresnay, qui répliqua avec humeur:

      – Pourquoi pas une garde-malade, pendant que tu y es! Ma parole d’honneur, je crois que tu perds l’esprit. Quelle mouche te pique pour que tu veuilles à toute force te mêler d’une affaire qui ne nous intéresse ni l’un ni l’autre.

      – Parle pour toi. Tu n’as pas entendu que le père de cette jeune fille était depuis quelques jours l’associé du mien… et qu’on l’a tué pour lui voler une somme qu’il venait de toucher ce matin à la caisse de la maison Gémozac?

      – Qu’en sais-tu? Ta protégée est à moitié folle et je ne comprends rien à sa chasse au saltimbanque.

      – Assez! je ne veux pas discuter près de son lit. Suis-moi.

      Julien prit le bougeoir, descendit au salon et dit au sceptique Alfred, en éclairant le cadavre:

      – Tu ne nieras pas du moins qu’on l’a étranglé. Regarde son cou. Les doigts de l’assassin y ont laissé une empreinte assez profonde.

      Alfred se baissa, examina le cadavre avec plus de curiosité que d’émotion, se redressa et dit:

      – Les doigts? Dis donc les griffes. Ce n’est pas une main d’homme qui a fait ces marques noires sur les deux côtés du cou. C’est une main de gorille… une main qui a trente centimètres d’envergure. Et quel pouce! Il a écorché la peau et il est entré dans la chair.

      – Crois, si tu veux, que c’est la griffe du diable, mais va chercher la police, répliqua Gémozac en poussant par les épaules son récalcitrant ami, qui céda, non sans demander:

      – Pourquoi n’y vas-tu pas toi-même?

      – Parce que je ne veux pas laisser seule mademoiselle Monistrol dans l’état où elle est. Lorsqu’il y aura du monde ici, je partirai très volontiers, quitte à revenir demain avec ma mère, qui, certes, n’abandonnera pas l’orpheline. Mais, en attendant que les agents arrivent, j’ai le devoir de veiller sur elle.

      Un cri partit du premier étage, un cri déchirant.

      – Tu entends! s’écria Julien. Elle vient d’être réveillée par une attaque de nerfs. Je remonte là-haut. Pars, te dis-je, et reviens vite. Je ne tiens pas à passer la nuit entre cette pauvre fille et un homme assassiné.

      Fresnay descendit pendant que Gémozac courait au secours de Camille.

      Ce n’était point un méchant garçon que ce Fresnay, mais il avait le défaut très parisien de ne rien prendre au sérieux. Monistrol et sa fille lui étaient indifférents, on l’attendait pour souper, et il répugnait à se mêler d’une affaire criminelle. Cependant, il avait promis à Julien d’avertir la police, et ne sachant où trouver un poste, il se dirigea vers la place du Trône.

      Avant d’y arriver, il rencontra deux gardiens de la paix – celui qui avait failli arrêter Camille n’en était pas. Il leur dit qu’un meurtre venait d’être commis, tout près de là, dans une maison qu’il leur décrivit, et il leur demanda s’ils voulaient se charger d’aller chercher le commissaire, à quoi ils répondirent: oui.

      Il aurait dû leur fournir des renseignements plus clairs et ils allaient s’informer.

      Par malheur, un fiacre vint à passer, et le cocher s’arrêta, flairant une pratique dans la personne de ce bourgeois bien mis. La tentation fut trop forte. Fresnay dit aux sergents de ville:

      – Vous ne pouvez pas vous tromper… c’est à droite, en descendant…, il y a une clôture en planches.

      Et il sauta dans la voiture en criant au cocher:

      – Boulevard des Italiens…, devant le café Anglais.

      – Farceur, va! grommela le plus vieux des agents.

      – Ce n’est pas la peine de nous déranger, reprit l’autre. C’est un poisson d’avril.

      Et ils continuèrent tranquillement leur ronde de nuit.

      II. Pierre Gémozac, l’un des princes de l’industrie du fer…

      Pierre Gémozac, l’un des princes de l’industrie du fer, et plusieurs fois millionnaire, demeurait tout près de l’usine où il avait fait fortune, sur les bords peu fleuris du canal Saint-Martin.

      Il faut dire qu’il habitait un fort bel hôtel, entre cour et jardin, et que le quai de Jemmapes n’est pas très loin du centre de Paris, quand on a de bonnes voitures et d’excellents chevaux. Le voisinage bruyant des ateliers avait bien quelques inconvénients, mais le fracas des marteaux et le ronflement des machines à vapeur étaient doux à l’oreille de ce brave homme qui avait gagné des millions à construire des locomotives et qui avait commencé par être ouvrier ajusteur.

      Il s’était marié tard, et de sa femme beaucoup mieux née que lui et beaucoup plus jeune, il n’avait eu qu’un fils qu’il adorait, quoique ce fils lui donnât plus de soucis que de satisfactions.

      Julien Gémozac, à vingt-huit ans, n’était encore qu’un élégant oisif et ne paraissait pas disposé à travailler sérieusement, au grand chagrin du père Gémozac qui rêvait d’en faire son successeur. Julien était d’un grand cercle, et menait la vie à fond de train, jouant gros jeu, pariant très cher aux courses, et ne comptant plus ses succès dans le monde des demoiselles faciles.

      Il avait cependant passé par l’École centrale et il en était sorti, en très bon rang, avec un brevet d’ingénieur civil qu’il espérait bien ne jamais utiliser.

      Sa mère le gâtait; son père disait pour se consoler: «Il faut que jeunesse se passe!…» mais il trouvait qu’elle ne passait pas vite.

      En attendant que la raison vînt, il n’exigeait que deux choses: d’abord, que Julien habitât la maison paternelle; ensuite qu’il prit part au déjeuner de famille. Et si Julien ne se gênait pas pour découcher, il s’astreignait du moins à ne pas manquer le repas du matin. À midi précis, on se mettait à table chez le grand industriel et Julien était exact.

      Il lui arrivait bien quelquefois, après une nuit orageuse, de se montrer avec des traits tirés et les yeux battus, mais il faisait bonne contenance et on lui en savait gré. Son père le chapitrait doucement et sa mère, qui voulait le marier, lui proposait des héritières qu’il ne refusait pas, mais qu’il évitait de rencontrer.

      La mort tragique du pauvre Monistrol avait eu un contrecoup dans la maison Gémozac.

      Un matin, Julien n’avait pas paru au déjeuner, et on avait su qu’il n’était pas rentré depuis la veille.

      Ses parents, très inquiets, passèrent une triste journée, car ils n’apprirent qu’à six heures du soir ce qui lui était arrivé.

      Indignement lâché par son camarade Fresnay, Julien avait dû passer toute la nuit près de mademoiselle Monistrol, qui se débattait dans les convulsions d’une effroyable crise nerveuse, et c’était seulement au petit jour qu’il avait pu appeler, par la fenêtre, des gens qui passaient sur le boulevard Voltaire.

      La police, avertie, était venue enfin et avait constaté le crime sans l’expliquer. Camille, aux questions qu’on lui posait, ne répondait que par des propos incohérents. Julien, ne sachant rien ou presque rien, ne pouvait pas éclairer le commissaire, car la scène dans la baraque ne prouvait pas grand-chose contre le clown.

      Madame Gémozac eut le courage d’aller s’établir, le soir même, au chevet de la jeune fille et de la soigner pendant que les gens de justice verbalisaient auprès du cadavre. Une fièvre cérébrale s’était déclarée, et les médecins ne répondaient pas de la vie de mademoiselle Monistrol.

      Il