Tu es beaucoup plus riche que lui, mais, quand il s’agit du bonheur d’une vie, on ne doit pas se préoccuper de l’argent. Il n’a plus aucun parent ; si tu l’épousais donc ce serait un fils qui entrerait dans notre famille, tandis qu’avec un autre, c’est toi, notre fille, qui irait chez des étrangers. Le garçon nous plaît. Te plairait-il… à toi ?»
Elle balbutia, rouge jusqu’aux cheveux : «Je veux bien, papa.»
Et petit père, en la regardant au fond des yeux, et riant toujours, murmura : «Je m’en doutais un peu, mademoiselle.»
Elle vécut jusqu’au soir comme si elle était grise, sans savoir ce qu’elle faisait, prenant machinalement des objets pour d’autres, et les jambes toutes molles de fatigue sans qu’elle eût marché.
Vers six heures, comme elle était assise avec petite mère sous le platane, le vicomte parut.
Le cœur de Jeanne se mit à battre follement. Le jeune homme s’avançait sans paraître ému. Lorsqu’il fut tout près, il prit les doigts de la baronne et les baisa, puis soulevant à son tour la main frémissante de la jeune fille, il y déposa de toutes ses lèvres un long baiser tendre et reconnaissant.
Et la radieuse saison des fiançailles commença. Ils causaient seuls dans les coins du salon, ou bien assis sur le talus au fond du bosquet devant la lande sauvage. Parfois, ils se promenaient dans l’allée de petite mère, lui, parlant d’avenir, elle, les yeux baissés sur la trace poudreuse du pied de la baronne.
Une fois la chose décidée, on voulut hâter le dénouement ; il fut donc convenu que la cérémonie aurait lieu dans six semaines, au 15 août ; et que les jeunes mariés partiraient immédiatement pour leur voyage de noces. Jeanne, consultée sur le pays qu’elle voulait visiter, se décida pour la Corse où l’on devait être plus seuls que dans les villes d’Italie.
Ils attendaient le moment fixé pour leur union sans impatience trop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse, savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigts pressés, des regards passionnés, si longs que les âmes semblent se mêler ; et vaguement tourmentés par le désir indécis des grandes étreintes.
On résolut de n’inviter personne au mariage, à l’exception de tante Lison, la sœur de la baronne, qui vivait comme dame pensionnaire dans un couvent de Versailles.
Après la mort de leur père, la baronne avait voulu garder sa sœur avec elle ; mais la vieille fille, poursuivie par l’idée qu’elle gênait tout le monde, qu’elle était inutile et importune, se retira dans une de ces maisons religieuses qui louent des appartements aux gens tristes et isolés dans l’existence.
Elle venait, de temps en temps, passer un mois ou deux dans sa famille.
C’était une petite femme qui parlait peu, s’effaçait toujours, apparaissait seulement aux heures des repas, et remontait ensuite dans sa chambre où elle restait enfermée sans cesse.
Elle avait un air bon et vieillot, bien qu’elle fût âgée seulement de quarante-deux ans, un œil doux et triste ; elle n’avait jamais compté pour rien dans sa famille. Toute petite, comme elle n’était point jolie ni turbulente, on ne l’embrassait guère ; et elle restait tranquille et douce dans les coins. Depuis elle demeura toujours sacrifiée. Jeune fille, personne ne s’occupa d’elle.
C’était quelque chose comme une ombre ou un objet familier, un meuble vivant qu’on est accoutumé à voir chaque jour, mais dont on ne s’inquiète jamais.
Sa sœur, par habitude prise dans la maison paternelle, la considérait comme un être manqué, tout à fait insignifiant. On la traitait avec une familiarité sans gêne qui cachait une sorte de bonté méprisante. Elle s’appelait Lise et semblait gênée par ce nom pimpant et jeune. Quand on avait vu qu’elle ne se mariait pas, qu’elle ne se marierait sans doute point, de Lise on avait fait Lison. Depuis la naissance de Jeanne, elle était devenue «tante Lison», une humble parente, proprette, affreusement timide, même avec sa sœur et son beau-frère qui l’aimaient pourtant, mais d’une affection vague participant d’une tendresse indifférente, d’une compassion inconsciente et d’une bienveillance naturelle.
Quelquefois, quand la baronne parlait des choses lointaines de sa jeunesse, elle prononçait, pour fixer une date : «C’était à l’époque du coup de tête de Lison.»
On n’en disait jamais plus ; et «ce coup de tête» restait comme enveloppé de brouillard.
Un soir Lise, âgée alors de vingt ans, s’était jetée à l’eau sans qu’on sût pourquoi. Rien dans sa vie, dans ses manières, ne pouvait faire pressentir cette folie. On l’avait repêchée à moitié morte ; et ses parents, levant des bras indignés, au lieu de chercher la cause mystérieuse de cette action, s’étaient contentés de parler du «coup de tête», comme ils parlaient de l’accident du cheval «Coco», qui s’était cassé la jambe un peu auparavant dans une ornière et qu’on avait été obligé d’abattre.
Depuis lors, Lise, bientôt Lison, fut considérée comme un esprit très faible. Le doux mépris qu’elle avait inspiré à ses proches s’infiltra lentement dans le cœur de tous les gens qui l’entouraient. La petite Jeanne elle-même, avec cette divination naturelle des enfants, ne s’occupait point d’elle, ne montait jamais l’embrasser dans son lit, ne pénétrait jamais dans sa chambre. La bonne Rosalie, qui donnait à cette chambre les quelques soins nécessaires, semblait seule savoir où elle était située.
Quand tante Lison entrait dans la salle à manger pour le déjeuner, la «Petite» allait, par habitude, lui tendre son front ; et voilà tout.
Si quelqu’un voulait lui parler, on envoyait un domestique la quérir ; et, quand elle n’était pas là, on ne s’occupait jamais d’elle, on ne songeait jamais à elle, on n’aurait jamais eu la pensée de s’inquiéter, de demander : «Tiens, mais je n’ai pas vu Lison, ce matin.»
Elle ne tenait point de place ; c’était un de ces êtres qui demeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l’existence, ni dans les habitudes, ni dans l’amour de ceux qui vivent à côté d’eux.
Quand on prononçait «tante Lison», ces deux mots n’éveillaient pour ainsi dire aucune affection en l’esprit de personne. C’est comme si on avait dit «la cafetière ou le sucrier».
Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets ; ne faisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux objets la propriété de ne rendre aucun son. Ses mains paraissaient faites d’une espèce d’ouate, tant elle maniait légèrement et délicatement ce qu’elle touchait.
Elle arriva vers la mi-juillet, toute bouleversée par l’idée de ce mariage. Elle apportait une foule de cadeaux qui, venant d’elle, demeurèrent presque inaperçus.
Dès le lendemain de sa venue on ne remarqua plus qu’elle était là.
Mais en elle fermentait une émotion extraordinaire, et ses yeux ne quittaient point les fiancés. Elle s’occupa du trousseau avec une énergie singulière, une activité fiévreuse, travaillant comme une simple couturière dans sa chambre où personne ne la venait voir.
À tout moment elle présentait à la baronne des mouchoirs qu’elle avait ourlés elle-même, des serviettes dont elle avait brodé les chiffres, en demandant : «Est-ce bien comme ça, Adélaïde ?» Et petite mère, tout en examinant nonchalamment l’objet, répondait : «Ne te donne donc pas tant de mal, ma pauvre Lison.»
Un soir, vers la fin du mois, après une journée de lourde chaleur, la lune se leva dans une de ces nuits claires et tièdes, qui troublent, attendrissent, font s’exalter, semblent éveiller toutes les poésies secrètes de l’âme. Les souffles doux des champs entraient dans le salon tranquille. La baronne et son mari jouaient mollement une partie de cartes dans la clarté ronde que l’abat-jour de la lampe dessinait sur la table ; tante Lison, assise entre eux, tricotait ; et les jeunes gens, accoudés à