Jean-Jacques Rousseau

Les confessions


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y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que j’en voyais tourmenter un autre, uniquement parce qu’il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m’être naturel, et je crois qu’il l’est; mais le souvenir profond de la première injustice que j’ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l’avoir pas beaucoup renforcé.

      Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d’un bonheur pur, et je sens aujourd’hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s’arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d’en jouir: c’était en apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d’être. L’attachement, le respect, l’intimité, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos cœurs: nous étions moins honteux de mal faire et plus craintifs d’être accusés: nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompaient notre innocence, et enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au cœur: elle nous semblait déserte et sombre; elle s’était comme couverte d’un voile qui nous en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n’allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et Mlle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous quitter.

      Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par des souvenirs un peu liés: mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent, tandis que les autres s’effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour; comme si, sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent, par cela seul qu’ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon: je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jusqu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin, moi, de le lui dire. Que n’osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les rappelle! Cinq ou six surtout… Composons. Je vous fais grâce des cinq; mais j’en veux une, une seule, pourvu qu’on me la laisse conter le plus longuement qu’il me sera possible, pour prolonger mon plaisir.

      Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle du derrière de Mlle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage: mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute; et j’avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-même, m’alarmait pour une personne que j’aimais comme une mère, et peut-être plus.

      O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l’horrible tragédie et vous abstenez de frémir si vous pouvez!

      Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse à gauche en entrant, sur laquelle on allait souvent s’asseoir l’après-midi, mais qui n’avait point d’ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité: les deux pensionnaires en furent les parrains; et, tandis qu’on comblait le creux, nous tenions l’arbre chacun d’une main avec des chants de triomphe. On fit pour l’arroser une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l’idée très naturelle qu’il était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu’un drapeau sur la brèche, et nous résolûmes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce fût.

      Pour cela nous allâmes couper une bouture d’un jeune saule, et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l’auguste noyer. Nous n’oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre: la difficulté était d’avoir de quoi le remplir; car l’eau venait d’assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours, et cela nous réussit si bien, que nous le vîmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesurions l’accroissement d’heure en heure, persuadés, quoiqu’il ne fût pas à un pied de terre, qu’il ne tarderait pas à nous ombrager.

      Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait incapables de toute application, de toute étude, que nous étions comme en délire, et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous tenait de plus court qu’auparavant, nous vîmes l’instant fatal où l’eau nous allait manquer, et nous nous désolions dans l’attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère de l’industrie, nous suggéra une invention pour garantir l’arbre et nous d’une mort certaine: ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduisît secrètement au saule une partie de l’eau dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d’abord. Nous avions si mal pris la pente que l’eau ne coulait point; la terre s’éboulait et bouchait la rigole; l’entrée se remplissait d’ordures; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta: Omnia vincit labor improbus. Nous creusâmes davantage et la terre et notre bassin, pour donner à l’eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la file, et d’autres posées en angle des deux côtés sur celles-là, nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous plantâmes à l’entrée de petits bouts de bois minces et à clairevoie, qui, faisant une espèce de grillage ou de crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le passage à l’eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée; et le jour où tout fut fait, nous attendîmes dans des transes d’espérance et de crainte l’heure de l’arrosement. Après des siècles d’attente, cette heure vint enfin; M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l’opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui pour cacher notre arbre, auquel très heureusement il tournait le dos.

      À peine achevait-on de verser le premier seau d’eau que nous commençâmes d’en voir couler dans notre bassin. À cet aspect la prudence nous abandonna; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier, et ce fut dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne et buvait avidement son eau. Frappé de la voir se partager entre deux bassins, il s’écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et criant à pleine tête: Un aqueduc! un aqueduc! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos cœurs. En un moment, les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu’il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l’exclamation qu’il répétait sans cesse. Un aqueduc! s’écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc!

      On croira que l’aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera: tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage, et ne nous en parla plus; nous l’entendîmes même un peu après rire auprès de sa sœur à gorge déployée, car le rire de M. Lambercier s’entendait de