Tu ne te tueras point, et tu l’épouseras. Mais voyez quelle audace ! A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père ?
Élise. Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte ?
Harpagon. C’est un parti où il n’y a rien à redire ! et je gage que tout le monde approuvera mon choix.
Élise. Et moi, je gage qu’il ne saurait être approuvé d’aucune personne raisonnable.
Harpagon (apercevant Valère de loin.) Voilà Valère. Veux-tu qu’entre nous deux nous le fassions juge de cette affaire ?
Élise. J’y consens.
Harpagon. Te rendras-tu à son jugement ?
Élise. Oui. J’en passerai par ce qu’il dira.
Harpagon. Voilà qui est fait.
Scène VII
Valère, Harpagon, Élise.
Harpagon. Ici, Valère. Nous t’avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille ou de moi.
Valère. C’est vous, monsieur, sans contredit.
Harpagon. Sais-tu bien de quoi nous parlons ?
Valère. Non ; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.
Harpagon. Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ; et la coquine me dit au nez qu’elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela ?
Valère. Ce que j’en dis ?
Harpagon. Oui.
Valère. Hé ! hé !
Harpagon. Quoi !
Valère. Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment ; et vous ne pouvez pas que vous n’ayez raison[6]. mais aussi n’a-t-elle pas tort tout à fait, et…
Harpagon. Comment ? Le seigneur Anselme est un parti considérable ; c’est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et fort accommodé, et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait-elle mieux rencontrer ?
Valère. Cela est vrai. Mais elle pourrait vous dire que c’est un peu précipiter les choses, et qu’il faudrait au moins quelque temps pour voir si son inclination pourra s’accommoder avec…
Harpagon. C’est une occasion qu’il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici un avantage qu’ailleurs je ne trouverais pas ; et il s’engage à la prendre sans dot.
Valère. Sans dot ?
Harpagon. Oui.
Valère. Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voilà une raison tout à fait convaincante ; il se faut rendre à cela.
Harpagon. C’est pour moi une épargne considérable.
Valère. Assurément ; cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande affaire qu’on ne peut croire ; qu’il y va d’être heureux ou malheureux toute sa vie ; et qu’un engagement qui doit durer jusqu’à la mort ne se doit jamais faire qu’avec de grandes précautions.
Harpagon. Sans dot !
Valère. Vous avez raison ! voilà qui décide tout ; cela s’entend. Il y a des gens qui pourraient vous dire qu’en de telles occasions l’inclination d’une fille est une chose, sans doute, où l’on doit avoir de l’égard ; et que cette grande inégalité d’âge, d’humeur et de sentiments, rend un mariage sujet à des accidents fâcheux.
Harpagon. Sans dot !
Valère. Ah ! il n’y a pas de réplique à cela ; on le sait bien ! Qui diantre peut aller là contre ? Ce n’est pas qu’il n’y ait quantité de pères qui aimeraient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que l’argent qu’ils pourraient donner ; qui ne les voudraient point sacrifier à l’intérêt, et chercheraient, plus que toute autre chose, à mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y maintient l’honneur, la tranquillité et la joie ; et que…
Harpagon. Sans dot !
Valère. Il est vrai ; cela ferme la bouche à tout. Sans dot ! Le moyen de résister à une raison comme celle-là !
Harpagon (à part, regardant du côté le jardin.) Ouais ! Il me semble que j’entends un chien qui aboie. N’est-ce point qu’on en voudrait à mon argent ?
(A Valère.)
Ne bougez, je reviens tout à l’heure.
Scène VIII
Élise, Valère.
Élise. Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites ?
Valère. C’est pour ne point l’aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter de front ses sentiments est le moyen de tout gâter ; et il y a de certains esprits qu’il ne faut prendre qu’en biaisant ; des tempéraments ennemis de toute résistance ; des naturels rétifs, que la vérité fait cabrer, qui toujours se raidissent contre le droit chemin de la raison, et qu’on ne mène qu’en tournant où l’on veut les conduire. Faites semblant de consentir à ce qu’il veut, vous en viendrez mieux à vos fins, et…
Élise. Mais ce mariage, Valère !
Valère. On cherchera des biais pour le rompre.
Élise. Mais quelle invention trouver, s’il se doit conclure ce soir ?
Valère. Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.
Élise. Mais on découvrira la feinte, si l’on appelle des médecins.
Valère. Vous moquez-vous ? Y connaissent-ils quelque chose ? Allez, allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous trouveront des raisons pour vous dire d’où cela vient.
Scène IX
Harpagon, Valère, Élise.
Harpagon (à part, dans le fond du théâtre.) Ce n’est rien, Dieu merci.
Valère (sans voir Harpagon.) Enfin notre dernier recours, c’est que la fuite nous peut mettre à couvert de tout ; et, si votre amour, belle Élise, est capable d’une fermeté…
(Apercevant Harpagon.)
Oui, il faut qu’une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu’elle regarde comme un mari est fait ; et lorsque la grande raison de «sans dot» s’y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu’on lui donne.
Harpagon. Bon : voilà bien parlé, cela !
Valère. Monsieur, je vous demande pardon si je m’emporte un peu, et prends la hardiesse de lui parler comme je fais.
Harpagon. Comment ! j’en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un pouvoir absolu.
(A Élise.)
Oui, tu as beau fuir, je lui donne l’autorité que le ciel me donne sur toi, et j’entends que tu fasses tout ce qu’il te dira.
Valère (A Élise.) Après cela, résistez à mes remontrances.
Scène X
Harpagon, Valère.
Valère. Monsieur, je