Emile Gaboriau

La corde au cou


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situation particulière. Célibataire, il vivait chez ses sœurs, les demoiselles Méchinet, quiétaient les premières couturières de la ville, et de plus des dévotes célèbres affiliées à toutes les congrégations religieuses. Par elles, il avait l'œil et l'oreille dans la belle société, et il savait le fin et le dernier mot des cancans dont il recueillait l'écho, soit à son imprimerie, soit au Palais.

      Il disait plaisamment: «Comment m'échapperait-il quelque chose, à moi, qui ai pour me renseigner l'église et le journal, le tribunal et le théâtre?…»

      Un tel homme eût failli à son rôle s'il n'eût pas connu sur le bout du doigt tout ce qu'on pouvait connaître dans le pays des antécédents de M. de Boiscoran. Aussi, tandis que roulait la voiture, sur la route bien unie, par la plus belle matinée de juin, débitait-il ce qu'il appelait le casier judiciaire du prévenu.

      M. de Boiscoran – Jacques de son prénom – n'était pas fixé à sa propriété et rarement y séjournait plus d'un mois de suite. Il vivait à Paris, où sa famille possédait, rue de l'Université, un confortable hôtel. Car il avait encore ses parents.

      Son père, le marquis de Boiscoran, maître d'une belle fortune territoriale, député sous Louis-Philippe, représentant en 1848, s'était retiré des affaires à l'avènement du Second Empire et dépensait, depuis, tout ce qu'il avait d'activité et de capitaux à collectionner toutes sortes de bibelots artistiques, des porcelaines spécialement et des faïences, dont il avaitécrit une monographie.

      Sa mère, une Chalusse, avait eu la réputation d'une des plus charmantes et des plus spirituelles femmes de la cour du roi-citoyen. Même, à une certaineépoque, la médisance ne l'avait pasépargnée, et vers 1845 ou 1846, elle avaitété, prétendait-on, l'héroïne d'une aventure un peu vive, dont le hérosétait un galant substitut devenu depuis le plus austère des magistrats.

      En vieillissant, la marquise de Boiscoran avait incliné vers la politique comme d'autres se jettent dans la dévotion. Et tandis que son mari se vantait de n'avoir pas ouvert un journal depuis dix ans, elle avait fait de son salon un petit centre parlementaire qui n'était pas sans influence.

      Ayant encore son père et sa mère, Jacques de Boiscoran possédait néanmoins une fortune personnelle assez importante: vingt-cinq ou trente mille livres de rentes. Cette fortune, qui comprenait le château de Boiscoran, ses terres, ses prairies et ses bois, lui avaitété léguée par un de ses oncles, le frère aîné de son père, mort veuf et sans enfants en 1868…

      Jacques de Boiscoranétait alors un homme de vingt-six à vingt-sept ans, brun, grand, vigoureux, bien découplé, non pas joli garçon précisément, mais ayant, ce qui vaut mieux, une de ces physionomies ouvertes et intelligentes qui préviennent en leur faveur. Son caractèreétait, à Sauveterre, moins connu que sa personne. Les gens qui avaient eu avec lui des relations le disaient loyal et généreux, grand ami du plaisir, spirituel et gai, de cette bonne et franche gaieté devenue si rare.

      Lors de l'invasion prussienne, il avaitété nommé capitaine d'une des compagnies de mobiles de l'arrondissement, et même – chose honteuse à dire, et qu'il faut dire pourtant – il s'était trouvé des gens dans le pays pour lui reprocher de n'avoir pas su, comme d'autres chefs, éviter le danger. Il avait vaillamment conduit ses hommes au feu et s'yétait si bien comporté que le général Chanzy avait cru devoir appliquer, sur une blessure qu'il avait reçue, un bout de ruban rouge.

      – Et un tel homme aurait commis le crime si lâche du Valpinson! dit M. Daubigeon au juge d'instruction. Non! ce n'est pas possible, il va, dès les premiers mots, dissiper les doutes affreux qui nous tourmentent…

      – Et ce sera bientôt, fit le gars Ribot, car nous arrivons…

      En Saintonge, pays aisé, mais où les grandes fortunes sont assez rares, on donne carrément le nom de château à la moindre bicoque ayant girouette sur un toit pointu. Mais Boiscoran est bel et bien un château. C'est une construction de la fin du XVIIe siècle, d'un goût déplorable, mais massive comme une forteresse. L'emplacement en est heureux. Tout autour verdoient des bois et des prairies, et, au bas des jardins en pente, coule sur un lit de cailloux une petite rivière qui doit sans doute à son perpétuel gazouillement son nom: la Pibole, la pie, en patois saintongeois.

      7. Il était sept heures quand la voiture «qui portait la justice»entra dans la cour de Boiscoran…

      Il était sept heures quand la voiture «qui portait la justice»entra dans la cour de Boiscoran – une vaste cour plantée de tilleuls et entourée de bâtiments d'exploitation.

      Le châteauétait bienéveillé. Devant la porte de son logis, la métayère récurait le chaudron où elle avait fait cuire la soupe du matin; des filles de ferme allaient et venaient, et, près de l'écurie, un robuste gars brossait à tour de bras un cheval de sang. Debout sur le perron, le valet de chambre de M. de Boiscoran, M. Antoine, surveillait tout en fumant son cigare au soleil.

      C'était un homme d'une cinquantaine d'années, fort alerte encore, qui avaitété légué à Jacques de Boiscoran par son oncle, en même temps que sa fortune. Il avaitété marié et il avait perdu sa femme, mais sa filleétait au service de la marquise de Boiscoran. Né dans la famille, ne l'ayant jamais quittée, il se considérait comme en faisant partie et ne voyait aucune différence entre son intérêt à lui et celui de ses maîtres. Et de fait, on le traitait moins en serviteur qu'en ami, et il pensait bien ne rien ignorer des affaires de M. de Boiscoran.

      Voyant descendre de voiture le juge d'instruction et le procureur de la République, il jeta son cigare, et s'avançant rapidement vers eux en les saluant de son plus accueillant sourire:

      – Ah! messieurs, fit-il, quelle bonne surprise! Monsieur vaêtre bien content!

      Avec desétrangers, Antoine ne se fût point permis cette familiarité, car ilétait formaliste, mais il avait déjà vu au château M. Daubigeon, et il savait quels projets avaientété agités entre son maître et M. Galpin-Daveline. Aussi fut-il singulièrementétonné de la raideur embarrassée de ces messieurs, et de l'accent dont le juge d'instruction lui demanda:

      – Monsieur de Boiscoran est-il levé?

      – Pas encore, répondit-il, et même monsieur m'avait bien recommandé de ne pas le réveiller. Comme il est rentré assez tard, il se proposait de dormir la grasse matinée…

      Instinctivement, le juge et le procureur de la République détournèrent la tête, chacun craignant de rencontrer le regard de l'autre.

      – Ah! Monsieur de Boiscoran est rentré tard? insista M. Galpin-Daveline.

      – Vers minuit; plutôt après qu'avant.

      – Et ilétait sorti?…

      – Sur les huit heures.

      – Commentétait-il vêtu?

      – Comme d'ordinaire. Il avait un pantalon gris clair, de velours côtelé, une jaquette de velours marron et un grand chapeau de paille.

      – Avait-il son fusil?

      – Oui, monsieur.

      – Savez-vous où il est allé?

      Le respect seul que professait Antoine pour les amis de son maître avait pu le déterminer à répondre à cet interrogatoire, qu'il jugeait à part soi de la plus haute inconvenance. Mais cette dernière question lui parut passer les bornes. Et c'est d'un ton de réserve offensée qu'il répondit:

      – Je n'ai pas l'habitude de demander à monsieur où il va quand il sort, ni d'où il vient quand il rentre.

      À quels honorables sentiments obéissait l'honnête valet de chambre, M. Daubigeon le comprit. Et c'est d'un air dont la conviction s'imposait que, prenant la parole:

      – Ne croyez pas, mon ami, dit-il, qu'une vaine curiosité nous fasse vous poser toutes ces questions. Répondez. Votre franchise peut servir votre maître plus que vous ne l'imaginez.

      C'est d'un regard décidément stupéfait qu'Antoine examinait tour à tour le juge d'instruction et le procureur de la République, le greffier Méchinet et enfin