sa bouche s’épanouissait, sa peau veloutée avait cette coloration chaude qui double d’éclat aux lumières. À l’expression inquiète qui assombrissait par instants son visage, le soir de la représentation du Prophète, avait succédé un air joyeux et fier. On devinait que cette créole était heureuse de vivre, d’être riche, d’être belle. Les femmes qui aiment ont souvent ces airs-là.
Darcy, en la voyant si triomphante, eut un serrement de cœur. Il lui semblait impossible que la main qu’elle lui tendait gracieusement eût frappé Julia d’Orcival, que le franc sourire qui éclairait ses traits charmants cachât un remords. Et il savait que, pour que Berthe fût innocente, il fallait que madame de Barancos fût coupable.
Il la salua pourtant aussi correctement que possible, mais il eu à peine le courage de bourdonner une de ces phrases inintelligibles qui forment l’accompagnement obligé du salut d’arrivée. Elle ne lui laissa pas le temps d’achever ses banalités.
– Vous êtes mille fois aimable d’être venu, lui dit-elle avec grâce, car je sais que vous vous êtes cloîtré depuis notre rencontre à l’Opéra. Et puisque votre neuvaine est finie, j’espère que vous ne vous ennuierez pas chez moi. Votre ami, M. Nointel, est ici.
Gaston s’inclina et céda la place à deux Américaines éblouissantes qui s’avançaient avec un frou-frou de soie et un cliquetis de pierreries. Il passa, et il entra dans la salle de bal où on dansait déjà.
C’était un ravissant assemblage de tentures brochées, de meubles dorés, de plantes rares et de femmes élégantes, un bouquet de beautés, un feu d’artifice de couleur. Mais Darcy ne prit pas grand plaisir à admirer ce délicieux tableau. Il cherchait Nointel, et il l’aperçut causant au milieu d’un petit groupe où figurait l’inévitable Lolif. Le joindre n’était pas facile, car les quadrilles lui barraient le passage. Il y parvint cependant, et Nointel, en le voyant, s’empressa de planter là les indifférents pour s’accrocher au bras de son ami et pour l’entraîner dans un coin.
– Mon cher, dit joyeusement le capitaine, tu as bien fait de venir. Je te ménage une surprise à la fin de la soirée.
– Quelle surprise? demanda vivement Darcy.
– Cher ami, répondit Nointel en riant, si je te le disais maintenant, ce ne serait plus une surprise quand le moment sera venu de m’expliquer. Tu ne perdras rien pour attendre, et afin de t’aider à prendre patience, je vais te raconter une foule de choses qui t’intéresseront.
– Il n’y en a qu’une qui m’intéresse.
– C’est bien de celle-là que je vais te parler… indirectement. Mais avoue que tu m’en veux de ne pas être venu te voir depuis quelques jours.
– Oh! je sais que ma compagnie n’est pas gaie.
– C’est cela; tu es vexé. Parions que tu m’accuses de légèreté et même d’indifférence. Eh bien, je te jure que tu as tort. Je n’ai été occupé que de toi, c’est-à-dire de mademoiselle Lestérel. Et j’ai plus fait pour elle en une semaine que je n’aurais fait en un mois, si nous avions travaillé de concert.
– Qu’as-tu donc fait?
– D’abord, j’ai acquis la certitude qu’elle est innocente; ah! mais là! complètement innocente. Non seulement ce n’est pas elle qui a tué Julia, mais ce n’est pas elle qui a écrit les lettres compromettantes qu’elle est allée chercher au bal de l’Opéra.
– Elle y est donc allée?
– Oui, c’est un fait acquis. Mais elle y est allée, comme nous le supposions, par dévouement… un dévouement sublime, mon cher. Les lettres étaient de sa sœur; pour les ravoir, elle a risqué sa réputation; et maintenant qu’elle est accusée d’un crime qu’elle n’a pas commis, elle aime mieux passer en Cour d’assises que de confesser la vérité. Elle se laissera condamner plutôt que de trahir le secret de madame Crozon. Elle n’aurait qu’un mot à dire pour se justifier, mais ce mot coûterait la vie à une femme qui lui a servi de mère, et ce mot, elle ne le dira pas.
– Dis-le donc pour elle! Si tu peux prouver cela, qu’attends-tu pour la sauver? Pourquoi ne cours-tu pas chez son juge? Il va venir ici. Refuseras-tu de lui apprendre ce que tu prétends savoir?
– Absolument. Ce serait une fausse démarche, et les fausses démarches sont toujours nuisibles. Il se pourrait qu’il désapprouvât ce que je fais pour contrecarrer l’accusation et qu’il me priât poliment de me tenir en repos. Je ne veux pas me brouiller avec lui, et je tiens à conserver ma liberté d’action.
– Je ne te comprends plus, dit tristement Darcy.
– Il n’est pas nécessaire que tu me comprennes, répliqua Nointel avec un calme parfait. Tu peux me soupçonner de manquer de zèle, mais, à coup sûr, tu ne suspectes pas mes intentions. Eh bien, laisse-moi manœuvrer comme je l’entends. Je te donne ma parole d’honneur qu’à très bref délai, je t’expliquerai tous mes actes, et je suis certain que tu les approuveras.
– Tu oublies que, pendant que tu prépares des combinaisons savantes, mademoiselle Lestérel est en prison.
– Je n’oublie rien, et pour te prouver que je pense à sa situation, je puis, dès à présent, t’apprendre que son innocence éclatera peut-être d’ici à vingt-quatre heures, et que je ne serai pas tout à fait étranger à ce résultat.
– Comment éclatera-t-elle? Parle donc!… à moins que tu ne prennes plaisir à me torturer.
– Il s’agit d’un point à établir, un point sur lequel je me suis permis d’attirer l’attention de M. Roger Darcy qui n’y avait pas attaché d’abord assez d’importance.
– Quoi! tu as vu mon oncle!
– Non pas. J’ai prié quelqu’un de voir un témoin qui a déjà été entendu, et d’engager ce témoin à déposer de nouveau et à préciser cette fois sa déposition. Cela a dû être fait hier ou avant-hier, et si, comme je l’espère, le témoignage a été favorable à la prévenue, elle est sauvée. L’alibi est démontré.
Le cœur de Darcy battait à l’étouffer. Il se rappelait la lettre de son oncle, et il se demandait si ce n’était pas là cette bonne nouvelle que devait lui annoncer madame Cambry; mais il gardait encore rancune au capitaine, et il trouva bon d’imiter vis-à-vis de lui la discrétion exagérée qu’il lui reprochait. Au lieu de lui confier ses espérances, il se borna à lui répondre:
– Ce serait trop beau. Je n’y compte pas.
– Il ne faut jamais compter sur rien, reprit tranquillement Nointel. Et si nous manquons ce succès, je vais exécuter mon plan, qui est simple et pratique. Mon plan, tu le sais, consiste à convaincre la Barancos d’avoir poignardé de sa jolie main la pauvre Julia. Si elle est coupable, mademoiselle Lestérel ne l’est pas. C’est clair, et cela vaut tous les alibis du monde. Or, je tiens Simancas et Saint-Galmier. Je connais les coquineries de ces deux drôles qui se sont implantés chez la marquise et qui voulaient m’empêcher d’y entrer. J’y suis, tu le vois, et j’y resterai jusqu’à ce que je possède son secret. Les bandits transatlantiques ont baissé pavillon, et je les ferai mettre à la porte quand il me plaira. Je tolère provisoirement leur présence pour des raisons à moi connues, mais il n’est pas impossible que cette nuit même, j’arrache un aveu à la Barancos. C’est à cause de cela que je t’ai prié de venir.
– Toujours des énigmes, murmura Gaston.
– Des énigmes dont tu auras le mot, si tu as le courage de ne pas aller te coucher avant l’heure du cotillon.
– Je comprends de moins en moins.
– Raison de plus pour rester. Je conçois que tu n’aies pas le cœur à la danse, mais le quadrille n’est pas obligatoire, et, pour te désennuyer, tu auras la conversation de ton oncle qui ne peut manquer d’être intéressante. Il t’apprendra peut-être du nouveau et, dans tous les cas, il te parlera de son mariage qui est décidé. Quatre-vingt mille