Paul d'Ivoi

Les cinq sous de Lavarède


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don José fit une juste remarque.

      – À ce bord, dit-il, rien à faire de mieux que ce qui est. Je vous ai soi-disant agréé comme mon serviteur; vous voilà tranquille pour la fin de la traversée. Mais, du moment où nous débarquerons sur une terre de l’Amérique, là, je deviens un personnage, et vous pouvez compter sur moi.

      – Ah! je vous en serai bien reconnaissant.

      – Seulement, je me souviens que, lors de notre petit différend, jadis à Paris, M. le substitut m’a fait observer que la condamnation à quelques mois de repos, pour un retard que vos lois françaises appellent un délit, ne m’en constituait pas moins votre débiteur.

      – Oh! ne parlons pas de cela, fit négligemment Bouvreuil.

      – Au contraire, parlons-en, appuya l’autre avec intention. J’étais si bien resté votre débiteur que votre huissier me l’a rappelé, et c’est même une des causes qui m’ont fait quitter une ville aussi peu hospitalière. Ne croyez-vous pas qu’il serait bon de liquider ce petit arriéré?

      Bouvreuil était pris.

      – Je ne demande pas mieux… Mais vous devez bien penser que je n’ai pas sous la main les papiers nécessaires… Le dossier est à Paris.

      – Un simple reçu aurait suffi, dit froidement José… Vous réfléchirez.

      – C’est cela, quand nous débarquerons.

      – Alors, ce sera plus cher.

      – Vraiment?

      – Sans doute… car il faudra nous débarrasser de votre ennemi, et ce sera un surcroît de dépenses.

      – Un surcroît?

      – Même dans les pays équatoriaux, cher monsieur, les coups de revolver se paient à part.

      Bouvreuil blêmit.

      – Mais je ne demande pas sa mort! s’écria-t-il.

      – Bast! les demi-mesures ne valent jamais rien; je vous assure que vous faites là une économie mal placée.

      Don José commençait à se montrer sous son véritable aspect; à vrai dire, il effrayait un peu le vautour Bouvreuil, – canaille civilisée que le code avait faite, mais dont les combinaisons ne dépassaient pas les bornes légales. On sait qu’elles vont d’ailleurs assez loin et que «le droit» couvre bien des actions pas toujours très belles; en France, autre chose est d’avoir l’équité pour soi ou bien le papier timbré.

      La Lorraine approchait de la «ligne». Le passage de cette zone imaginaire est l’occasion d’une fête pour les matelots, que connaissent tous ceux qui ont un peu navigué. Du côté de Lavarède et de la famille Murlyton, on en parlait en toute connaissance de cause.

      Déjà on voyait l’équipage préparer mystérieusement, avec des sourires énigmatiques, les accessoires du fameux baptême, dont les péripéties grotesques ont été vulgarisées par les dessinateurs.

      – Étrange coutume, tout de même, dit miss Aurett.

      – Oh! mademoiselle, si l’ancienneté est une excuse, celle-ci est bien pardonnable, car elle remonte fort loin. On ne sait si c’est la corruption d’une cérémonie païenne, sur laquelle le catholicisme aurait laissé au passage quelques lambeaux de ses rites. Quelques-uns pensent que c’est le souvenir d’un culte profane, d’une religion indécise des peuples navigateurs, se rattachant à l’adoration du soleil.

      – Mais j’ai lu dans mes livres, fit observer la jeune fille, que cet usage ne semble point avoir été pratiqué par les compagnons de Christophe Colomb, ce qui ne lui donnerait pas une origine aussi antique.

      – Cependant, mademoiselle, nos plus anciens marins en ont fait mention. Jean de Léry, qui partit de Honfleur pour le Brésil en 1557, en parle comme d’une coutume suivie déjà par les premiers découvreurs, sortis du Havre et de Dieppe longtemps avant lui. Un autre, Souchu de Rennefort, qui écrivit, en 1688, une Histoire des Indes, décrit le baptême tropical tel qu’il se pratique encore de nos jours à bord de tous les bâtiments de guerre et de commerce.

      Sir Murlyton dit aussi son mot:

      – Monsieur Armand a raison, mon enfant, et je crois que cette cérémonie nous a été léguée par les Normands, non pas nos voisins actuels, ni ceux venus en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, mais bien les «hommes du Nord», qui sont descendus en pirates vers les parages qui bordent «notre canal», celui que les Français appellent la Manche.

      – Sur quoi basez-vous votre opinion, cher monsieur?

      – Sur une tradition suédoise du XIe siècle; au temps du roi Valdémar le Victorieux, qui régna de 1170 à 1241, la montagne de Kullaberg, en Scanie, était habitée par un sorcier appelé l’Homme du Kulla, qui n’accordait aux navigateurs de ces parages le droit de doubler le cap Kullen qu’après avoir joué avec eux le rôle de doucheur, rempli depuis par le Père Tropique sous la ligne équatoriale.

      – Tout cela est fort curieux, dit miss Aurett, mais moi je n’ai jamais vu ce baptême; seulement, je n’aimerais pas en être l’héroïne.

      – Oh! n’ayez aucune crainte, monsieur votre père paiera aux matelots le petit tribut qui sert à se racheter de cette corvée; d’ailleurs, le patient est tout désigné. On choisit généralement un passager qui n’a jamais encore franchi la ligne. Nous en avons un à bord.

      – Qui donc?

      – Mais cet excellent M. Bouvreuil: je n’ai qu’un mot à dire à un maître d’équipage, et demain nous le verrons plongé dans la baille, recevant le bain traditionnel.

      Miss Aurett sourit. Ce sourire était un acquiescement. Et Lavarède se promit cette petite vengeance. Au premier mot qu’il dit, au surplus, le maître répondit:

      – Ce toqué-là… parbleu, une bonne douche ne pourra pas lui faire de mal.

      Donc, le lendemain, malgré ses cris et ses protestations, Bouvreuil fut amené par quatre hommes, habillés en gendarmes de Neptune.

      Les officiers du bord fermèrent les yeux, c’est l’usage. Don José aussi laissa faire; au fond il n’en était pas fâché, Bouvreuil s’était trop fait tirer l’oreille pour lui donner quittance. Les passagers avaient pris place à l’arrière, la musique jouait en fanfare une marche triomphale; c’était fête à bord; tout le monde était en joie, excepté notre infortuné Bouvreuil.

      La cérémonie commença. Une mousqueterie nourrie se fit entendre, et le cortège du Dieu de la Ligne parut, tandis que les matelots, perchés dans la mâture, jetaient à poignées des haricots sur le pont. Le dieu, donnant le bras à son épouse, – moussaillon dont le visage était encadré par des touffes de copeaux figurant des cheveux, – prit place sur un trône installé au pied du grand mât. Autour du groupe se rangèrent les dignitaires de la cour tropicale, l’astronome, le mousse Cupidon, etc. Tous portaient des costumes fantaisistes et de longues barbes d’étoupe.

      Alors, le dieu Tropique se leva et, dans un discours classique, annonça aux passagers et marins qui pour la première fois franchissaient la ligne, que, dans sa sollicitude paternelle, il avait résolu de leur trancher la tête pour les guérir de la migraine et de leur scier les membres afin de les préserver des rhumatismes. Après quoi, le défilé des patients commença. Chacun, saisi par deux gendarmes, était amené auprès d’une cuve recouverte d’une planche et ornée de draperies. Il glissait une pièce de monnaie dans la main de ses gardiens; on approchait la férule sacrée de ses lèvres, un flacon d’eau de Cologne lui était versé dans la manche ou dans le cou, et la farce était jouée. Cette première partie des réjouissances fut, en quelque sorte, bâclée. L’équipage avait hâte de voir arriver le tour de Bouvreuil. On lui avait abandonné le fou, et il l’attendait avec impatience. Le propriétaire, sans défiance, regardait ses compagnons passer à la cuve et, à l’appel de son nom, il se livra complaisamment aux gendarmes chargés de le conduire devant le «Père Trois-Piques». – Un hourrah joyeux ébranla l’atmosphère.

      Bouvreuil