Tolstoy Leo

Ma confession


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qu'il est par son propre poids. Cette parole ne fit que lui montrer que l'endroit où il supposait que la Religion résidait, était une place vide depuis longtemps et qu'ainsi les paroles qu'il disait, les croix et les saluts qu'il faisait pendant sa prière, n'étaient que des actions sans le moindre sens. Ayant saisi leur absurdité, il ne put les continuer.

      C'est ainsi que cela arrive et que cela est arrivé, je crois, pour la majorité des hommes de notre éducation. Je parle des hommes sincères envers eux-mêmes et non de ceux qui font de la Religion un moyen d'atteindre n'importe quel but éphémère.

      Ces gens-là sont les athées les plus authentiques, parce que, si la Religion n'est pour eux qu'un moyen d'arriver à quelque but mondain, ce n'est bien sûr pas la conviction qui les mène.

      C'est comme si ces hommes avaient senti la lumière du savoir et de la vie fondre cet édifice artificiel; ils s'en sont déjà aperçus ou bien n'ont pas encore ouvert les yeux.

      L'instruction religieuse que j'avais reçue depuis mon enfance disparut en moi de la même manière que chez les autres, avec la seule différence que, comme j'avais commencé à lire des ouvrages de philosophie depuis l'âge de quinze ans, c'est avec discernement et de très bonne heure que j'abjurai ma foi première.

      Dès l'âge de seize ans, je ne priai plus et je n'allai plus à l'église et ne fis plus mes dévotions, et en cela je suivais ma propre impulsion.

      Je ne croyais pas à ce qu'on m'avait enseigné depuis mon enfance, mais je croyais à quelque chose.

      A quoi?

      Je ne pouvais pas le dire d'une manière précise.

      Je croyais en Dieu, ou plutôt je ne niais pas Dieu, mais quel Dieu?

      Je ne niais pas le Christ non plus, ni son enseignement, mais en quoi cet enseignement consistait-il?..

      Aujourd'hui, en me rappelant ce temps, je vois clairement que ma Religion était ce quelque chose qui, en dehors de l'instinct purement animal, guidait ma vie.

      Ma seule, ma véritable croyance en ce temps-là, était ma foi dans le perfectionnement.

      Mais en quoi consistait le perfectionnement et quel était son but?

      Je n'aurais pu le dire.

      Je tâchais de me perfectionner spirituellement. J'apprenais tout ce que je pouvais sur les horizons que m'ouvrait la vie. J'essayais de développer ma volonté. Je composais des règles que je m'efforçais de suivre; je me perfectionnais physiquement par toutes sortes d'exercices, cultivant ma force et mon adresse et m'habituant à la fatigue et à la patience par toute espèce de privations.

      Toutes ces réformes, je les prenais pour du perfectionnement.

      Le commencement de tout était certainement le perfectionnement moral; mais bientôt cela se changea en perfectionnement général, c'est-à-dire en désir d'être meilleur, non pas à mes propres yeux ou à ceux de Dieu, mais en désir d'être meilleur aux yeux des autres hommes. Et bientôt cette tendance se modifia en désir d'être plus fort que les autres hommes, c'est-à-dire plus célèbre et plus riche que les autres.

      II

      Je raconterai un jour l'histoire de ma vie qui fut touchante et instructive, pendant ces dix années de ma jeunesse. Je voulais de toute mon âme être bon; mais j'étais jeune, j'avais des passions et j'étais seul, tout à fait seul, quand je cherchais le bien. Chaque fois que j'essayais de me prononcer sur cet ardent désir que j'avais d'être bon moralement, je ne rencontrais que mépris et moqueries; mais quand je m'adonnais aux vilaines passions, on me louait, on m'encourageait.

      L'ambition, la passion du pouvoir, la cupidité, la volupté, l'orgueil, la colère, la vengeance – tout cela était estimé.

      Me livrant à ces passions, je commençais à ressembler à un homme et je sentais qu'on était content de moi.

      Ma bonne tante, chez qui je vivais et qui était bien l'être le plus pur du monde, me disait toujours qu'elle ne désirait rien tant pour moi qu'une liaison avec une femme mariée:

      – Rien ne forme un jeune homme comme une liaison avec une femme comme il faut, disait-elle.

      Elle souhaitait encore un autre bonheur pour moi, celui d'être aide de camp, et surtout aide de camp de l'Empereur; et, comme comble de la félicité – que je me mariasse à une jeune fille très riche, et que j'eusse, par suite de ce mariage, le plus de serfs possible.

      Je ne puis sans effroi, sans dégoût et sans souffrance de l'âme, me rappeler ces années.

      Je tuai des hommes à la guerre; je les défiai en duel pour les tuer; je perdis au jeu; je dissipai le produit des travaux des paysans; je les punissais, je faisais des folies, je trompais.

      Le mensonge, le vol, les voluptés de toutes sortes, l'ivresse, la violence, le meurtre… Il n'y a pas de crime que je n'aie commis, et pour tout cela, on me louait, on me comptait et on me compte au nombre des hommes relativement moraux.

      Je vécus ainsi dix ans.

      Cependant, je commençais à écrire par vanité, par cupidité et par orgueil. Je conformais mes écrits à ma vie.

      Pour obtenir la gloire et l'argent pour lesquels j'écrivais, il fallait cacher le bien et montrer le mal. C'est ce que je fis.

      Combien de fois me suis-je ingénié à cacher dans mes écrits, sous les dehors de l'indifférence et d'une légère moquerie, même ces aspirations au bien qui étaient le but de ma vie!

      J'y parvenais et on me louait.

      A vingt-six ans, j'arrivai à Pétersbourg, après la guerre, et je me liai avec les écrivains qui me reçurent comme un des leurs. On me flatta, et je n'eus pas le temps d'y penser que les opinions sur la vie, opinions toutes spéciales à la caste des gens avec lequel je me liai, s'emparèrent de moi et effacèrent bientôt complètement tous mes précédents efforts pour devenir meilleur.

      Ces opinions se basaient sur une théorie qui excusait tout le libertinage de ma vie.

      Le jugement que mes compagnons de lettres portaient sur la vie consistait en ce que la vie, en général, marche en progressant et que, dans ce développement, nous prenons la part principale, nous – les hommes de la pensée. L'influence prépondérante nous appartient, à nous, artistes et poètes. Notre vocation est d'instruire les hommes.

      Et, pour que cette question naturelle: «que suis-je et que dois-je enseigner», ne se présentât pas de soi-même, on expliquait, dans cette théorie, qu'il était inutile de savoir cela et que l'artiste ou le poète enseignent sans connaissance de cause.

      Moi, j'étais considéré comme un magnifique artiste, un grand poète et, par conséquent, il me fut très naturel de m'approprier cette théorie.

      Moi, l'artiste, le poète – j'écrivais, j'enseignais, je ne savais pas quoi, moi-même.

      On me payait pour cela; j'avais tout: table magnifique, logement, femmes, société, j'avais la gloire.

      Et, par conséquent, ce que j'enseignais était très bon.

      Cette foi dans l'importance de la poésie et du développement de la vie était une religion, et moi j'étais un de ses prêtres.

      Être un de ses prêtres était très agréable et très avantageux.

      Et je vécus assez longtemps dans cette croyance, ne doutant pas de sa vérité.

      Mais à la seconde et surtout à la troisième année d'une pareille vie, je commençai à douter de l'infaillibilité de cette croyance et je me mis à l'étudier.

      Le premier motif de doute fut le suivant:

      Je commençais à remarquer que les prêtres de notre culte n'étaient pas tous d'accord entre eux.

      Les uns disaient:

      – Nous, nous enseignons ce qu'il faut, et les autres n'enseignent pas le vrai.

      Et ils discutaient, se querellaient, se grondaient, se trompaient, s'abusaient les uns les autres.

      Il